Chapitre 11
En dehors de nos plus proches parents, qui tous vivaient à Alger ou près d’Alger, et que nous voyions donc souvent, il y avait aussi, très dispersés, les frères et cousins de nos grands-parents (et leurs propres descendants), que nous n’avons pas connus ou très peu.
Ainsi, des nombreux frères de Grand-papa (ils étaient six garçons), Albert et moi n’avons rencontré que Jacques, en 1961, à Paris, lors d’une visite qu’il rendit à son frère et à sa belle-sœur pendant que nous étions en vacances chez eux. En revanche nous n’avons pas de souvenir personnel de Casimir, pourtant le plus proche de notre grand-père par l’âge et les sentiments : il passa l’essentiel de sa vie d’adulte en Indochine avant de disparaître, à Dakar, dès 1950. Il a laissé huit enfants, quatre garçons et quatre filles. La dernière, Jacqueline, naquit le jour-même des obsèques de son père. Quand elle était encore un bébé sa maman et plusieurs de ses frères et sœurs, peut-être sur le chemin du retour en France, avaient rendu visite à Grand-papa à Alger, où nous nous trouvions être de passage. Je garde le souvenir de la toute petite couchée sur un oreiller, qu’on me présenta comme la cousine de Maman, ce qui me parut si incroyable que j’allai aussitôt lui demander si c’était vrai. Il y avait exactement trente ans d’écart entre elles deux ! Je me suis amusé à « rappeler » à Jacqueline cette première rencontre lorsqu’en septembre 2017 je fis vraiment sa connaissance. Des nombreux enfants de Casimir, que nous n’avons pas tous connus, je me souviens de l’aîné, Pierre (toute sa vie appelé Pierrot), alors médecin militaire en Afrique noire ou à Madagascar, qui nous avait rendu visite à Miliana. C’était un garçon chaleureux et gai, tel que nous l’avons retrouvé à Luçon, en Vendée, où nous avons passé chez lui trois journées inoubliables… soixante ans après. Jean (appelé sans beaucoup d’originalité Jeannot), un très joli garçon, est venu en Algérie en tant qu’appelé du contingent, et je me rappelle l’avoir vu lors d’un passage chez son oncle Albert. À part ces contacts ponctuels, et faute d’une relation suivie, je crois que nous savions seulement que la famille de l’oncle Casi (comme disait Maman), après tant d’années outre-mer, s’était recentrée sur la Bretagne, à Vannes ou aux environs.
Des trois autres frères de Grand-papa nous savions seulement le lieu de résidence et l’occupation. Enfin, son seul cousin connu de nous a été Lucien Legrand, déjà mentionné — d’autres, assez nombreux, vivaient également en Algérie, leur berceau étant la région d’Aumale, aujourd’hui Sour-El-Ghozlane, sur les hauts plateaux.
Du côté des Fratoni les deux jeunes frères de Grand-père étaient morts sans descendance, à trente ans l’un et l’autre et tous deux dans des circonstances tragiques : Paul fut tué en Artois dès les premières semaines de la guerre de 1914, et Félix, pilote aviateur de la Grande guerre, s’écrasa aux commandes de son avion postal en Colombie, en 1920.
Quant à Grand-mère, elle avait un frère cadet, mais je crois qu’à l’époque nous ignorions tout de lui.
La dernière branche familiale, très distincte de toutes les autres, vivait en Yougoslavie. Notre grand-mère maternelle, notre Mameu, avait eu une jeune sœur, Evitsa (Evica), décédée de tuberculose, jeune encore, en 1945, en laissant un mari, Ivan, et une fille unique, Lierka (Ljerka), alors adolescente.
Ivan et Lierka allaient rester nos seuls contacts avec cette branche, et avec ce pays que seule d’entre nous Maman connaissait. La relation a été entretenue sans interruption par Grand-papa et Mameu, et par Maman à un degré moindre. Ni Ivan ni sa fille ne savaient le français, non plus que l’anglais. Il fallait donc correspondre en serbo-croate, et à cette fin Maman gardait toujours sous la main son petit dictionnaire, que je n’ai moi-même jamais ouvert mais dont le titre, srpsko-hrvatski, me fascinait à cause de toutes ses consonnes agglutinées les unes aux autres.
Pour notre grand-mère ce lien était essentiel : après qu’elle ait perdu tous ses autres proches pendant ou juste après la seconde guerre sa nièce était devenue sa seule famille yougoslave. Lierka devint ingénieur des eaux et forêts ; elle se maria déjà âgée et n’eut pas d’enfant. Ivan son père se remaria deux ou trois fois — on avait le sentiment qu’en régime socialiste le mariage ne revêtait pas la même importance que chez nous.
C’était l’époque où la Yougoslavie, qui avait réussi à échapper à l’emprise de Staline tout en restant en dehors du camp atlantique, s’était fait un nom dans le concert des « nations non alignées », et son Président, Josip Broz, dit Tito, était une figure considérable. Mais ce prestige ne suffisait pas à rendre la vie quotidienne plus facile. Le pays ne s’était pas encore vraiment ouvert au tourisme, et tout en n’étant pas, comme plusieurs de ses voisins, prisonnier d’un rideau de fer, il restait à bien des égards replié sur lui-même. Plus d’une fois mes grands-parents furent mis à contribution pour aider leur nièce ou ses amis dans des moments de besoin.
À l’été de 1957, un peu plus de vingt ans après leur dernier voyage en Yougoslavie, Grand-papa et Mameu réalisèrent enfin le pèlerinage au pays auquel tant de souvenirs les attachaient. Ils arrivèrent par le train à Belgrade, comme autrefois. À Zemun, toute proche, ils visitèrent la tombe familiale, et ils tentèrent de revoir la petite maison de leur première rencontre, au début de 1919, mais elle n’avait pas survécu à la guerre et un immeuble moderne la remplaçait. Ils allèrent aussi à Drenovci, le berceau de Mameu. Là-bas on retrouva quelques cousins et des amis de jadis, qui tous leur parurent avoir perdu la gaîté de leurs jeunes années. C’en était fini de la relative prospérité des campagnes et de beaucoup de choses qu’ils avaient connues. L’existence des gens leur parut plus grise, on se méfiait, tout était épié, surveillé.
Au retour, en train comme toujours, ils firent halte à Avignon pour un crochet jusqu’à Mollans, dans la Drôme, le berceau de la famille maternelle de Grand-papa, les Jacquet. Mollans avait allongé son nom depuis leur précédente visite et s’appelait désormais Mollans-sur-Ouvèze, du nom de la rivière locale. Ils y retrouvèrent Alexandre, le plus jeune de la fratrie des Delpy, venu lui du Maroc. Au-delà du pèlerinage familial cette étape permit d’achever de régler la (modeste) succession de leur mère.
Nous fîmes nous-mêmes la connaissance de nos lointains parents yougoslaves, Ivan et Lierka, à Paris, lors de nos vacances de 1959. De leur côté c’était la première fois qu’ils venaient en France. Ivan était accompagné de sa nouvelle épouse, et Lierka de son fiancé d’alors. Je me rappelle qu’Ivan avait fait l’effort, en vue de ce voyage, d’apprendre un peu de français, et qu’à grands renforts de sourires nous parvînmes à échanger avec lui des choses simples. Il n’en fut pas de même avec Lierka et son compagnon, d’ailleurs beaucoup plus intéressés à découvrir Paris en amoureux qu’à rester baragouiner avec nous — ce qui n’était pas apprécié de tous, mais que je comprends fort bien.