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Fêtes et Balades

Chapitre 10

1953

Jean en marquis /1953

Maman


S’il m’avait fallu donner un titre à ce chapitre j’aurais pu l’appeler « Fêtes et balades ». Il y sera surtout question de moments de joie, de choses douces à la mémoire.

Les Noëls y occupent une place à part. Nous les fêtions le plus souvent chez Grand-papa et Mameu, rue Bressy, ou chez notre tante Anitsa, à Saint-Eugène. Les cadeaux faisaient mystérieusement leur apparition autour du sapin (ou plutôt du pin qui en faisait office) dans la nuit du 24 décembre, mais avant d’aller au lit — contrairement à ces familles où il faut attendre le jour pour les découvrir. Je mentionne en passant que nous n’avons jamais connu de Messe de minuit, même s’il y avait toujours, soigneusement disposée sur un buffet, une crèche avec ses santons.

Chez Anitsa le rituel était bien établi : nous dînions tous ensemble, plus tard que d’habitude, et après la traditionnelle bûche du dessert les enfants étaient priés d’aller jouer dans la pièce voisine, dont on fermait soigneusement la porte. C’était nécessaire parce que le Père-Noël aurait rebroussé chemin avec ses poupées et ses panoplies d’Indiens s’il nous avait découverts à sa sortie de la cheminée.

Nous étions beaucoup trop énervés pour pouvoir réellement jouer. Après quelques instants on entendait des bruits de portes de placards qu’on ouvre et qu’on ferme, des mots échangés, tout un petit remue-ménage, il me semble que la lumière s’éteignait un instant dans la pièce principale, et puis une voix joyeuse, comme surprise, criait à travers la porte « Il est venu ! Il est venu ! », et c’était la ruée qu’on imagine. Pas une fois nous n’avons essayé d’apercevoir le Père-Noël, en entrebâillant la porte ou par le trou de la serrure, nous devions deviner que cela aurait rompu le charme. Assez vite bien sûr Rose-Marie et moi nous avions soupçonné la réalité des choses mais c’était bon de faire semblant de croire encore, en prétendant que c’était pour les deux plus petits.

***

Le dimanche en été la grande sortie était alors Castiglione (nous disions « Casti »), une station du bord de mer à environ 35 kilomètres d’Alger, avec une plage familiale où on avait pied très loin. Comme nous ne savions pas nager nous nous contentions de faire semblant en marchant au fond sur les mains ; on faisait la planche aussi (l’eau était calme), et si on s’éloignait un peu du bord ce n’était pas sans nous être glissés dans une des grosses chambres à air noires dont on avait rempli le coffre de l’auto. De Castiglione (aujourd’hui Bou-Ismail) m’est restée une seule image, celle de la rue perpendiculaire au rivage et légèrement en pente qui conduisait au front de mer. Elle était bordée de lauriers- roses, et l’apparition de cette rangée d’arbustes fleuris était pour moi comme la promesse de la douce après-midi qui allait suivre.

Cette sortie relativement lointaine, par une route en virages qui traversait la forêt de Bourkika, jugée peu sûre, a sans doute été la première que la guerre a rendue impossible. Albert avait alors sept ans et moi neuf. C’est pourquoi nous avons dû attendre d’aller à la piscine, deux ou trois ans plus tard, pour commencer vraiment à nager.

De façon moins régulière nous avons plus d’une fois rendu visite à des amis de nos parents qui vivaient disséminés dans la plaine ou sur les plateaux, à Oued- Fodda, à Lavigerie, à Berrouaghia ou ailleurs. De ces visites ne me restent que des fragments épars, un interminable défilé de chenilles processionnaires entre des pins, une maquette de voilier dont la figure de proue était un hippocampe séché, une fillette un peu plus grande que moi qui m’apprit à jouer aux dominos, mais il n’en existe pas de photo.

En revanche quelques-unes sont venues jusqu’à nous de notre voyage à Aïn-Boucif, en 1950, au lendemain du décès de Grand-père. Papa porte un crêpe noir à la boutonnière. Son visage est inhabituellement grave, tendu. J’imagine mieux, aujourd’hui que nous savons ce que son père et cet endroit avaient représenté pour lui, à quel point il dut plus d’une fois se sentir étreint par l’émotion. Je n’ai gardé que deux images de cette visite, les tiges de blé qui jaillissaient du sable plein de petits escargots blancs, et la troupe serrée de perce-oreilles qui se sont échappés entre nos pieds quand nous avons poussé la porte de la maisonnette familiale.

Au début des années cinquante nous fîmes deux voyages de plusieurs jours à travers le pays, l’un vers l’Est, jusqu’à Bougie et Constantine, l’autre dans la direction opposée jusqu’à Oran, via Sidi-Bel-Abbès et Tlemcen. À presque toutes ces villes se rattachaient des évènements familiaux mais nous n’en avions qu’une idée vague. Il m’en est resté peu de choses, la descente, pour moi vertigineuse, terrifiante, depuis les hauteurs de Santa Cruz, au-dessus d’Oran (« Freine, Papa, freine ! »), ou bien notre recherche, sur les plaques du monument aux morts de Constantine, de Paul Fratoni, l’oncle de Papa tué au début de la guerre de 1914 (Papa, né moins de six mois après son décès, s’était vu donner son prénom).

Il y eut aussi les classiques excursions touristiques d’une journée, le Tombeau de la Chrétienne, le Ruisseau des singes, la Forêt des cèdres (ces noms résonnent encore en moi de façon troublante), tous ces lieux qu’on voit représentés sur les belles affiches touristiques de la période la plus glorieuse de l’Algérie française, entre les deux guerres. De ces balades quelques rares photos ont subsisté mais guère de vrais souvenirs, sinon de lointains échos des « fêtes à neu-neu » du dimanche soir dans l’un ou l’autre des villages de la plaine ou dans une bourgade du bord de mer quand nous revenions d’Alger par la route du littoral. La seule chose qui m’est vraiment restée de ces soirées est la rengaine de l’époque, La Raspa. Son rythme mexicain saccadé et entêtant, et les couples qui sautaient en cadence sous les guirlandes et les lampions, sont restés pour moi comme le symbole de la gaîté innocente, presque enfantine, de ces temps d’après-guerre, vers la fin des années quarante.

Plus couramment, toujours le dimanche, il était d’usage de sortir de Miliana pour une courte promenade   en voiture, généralement dans la plaine. Duperré, Rouïna, Sainte-Monique, Les Attafs, ces noms de villages me reviennent, sans être sûr de les dire dans l’ordre où on les traversait. Chaque sortie différait un peu des autres selon l’endroit où on s’arrêtait pour jouer près de l’auto : un bouquet d’arbres, un amas de rochers, un champ de coquelicots. Les évènements d’Algérie firent vite disparaître les immenses retours à la maison dans la tiède douceur des longs crépuscules, baignés du bruit lancinant des grillons. À certaines périodes il fut même impossible de circuler autrement que sous escorte de véhicules militaires. Vint un jour où l’insécurité, réelle ou ressentie, et le couvre-feu, de plus en plus tôt dans les zones rurales, mirent définitivement terme à ces sorties.

Il me faut mentionner aussi Aïn N’sour, minuscule station de ski au-dessus de Miliana, à plus de mille mètres, que les anciens Milianais ont mieux connue que nous. L’hiver, dans notre petite enfance, nos parents nous y amenaient faire de la luge. Toutefois, la route étroite et sinueuse était propice à de faciles embuscades, de sorte qu’elle fut rapidement interdite, et la petite station elle-même, jugée indéfendable, abandonnée.

Mais ce qui resta toujours préservé des tumultes du monde extérieur est le cycle immuable de nos anniversaires, que le hasard avait tous groupés entre la fin de l’hiver et le début du printemps, par ordre d’âge, d’abord Papa, le 23 février, Maman la semaine suivante, et ensuite moi, un mois exactement après Maman, puis Albert, toujours en avril, et Pierre enfin, le 10 mai.

Il me semble qu’aucune de ces dates n’est passée sans avoir été fêtée autour d’un gâteau. Le mien, spécialement commandé chez monsieur Perez, était en forme de poisson d’avril (si Pâques était proche le gâteau était avantageusement remplacé par un gros poisson en chocolat). En outre, ma fête (Saint-Jean-de-Dieu) et celle d’Albert avaient le privilège d’être célébrées elles aussi, quoique de façon plus simple. Elles tombaient d’ailleurs également en mars et en avril. Ce rituel familial nous paraissait si parfaitement naturel que nous avons été surpris d’apprendre qu’il n’était pas en usage partout. Il s’agissait en fait d’une tradition venue de notre branche maternelle, et Papa n’avait rien connu de tel dans sa propre famille.

Peut-être précisément parce que ces anniversaires ont été nombreux (jusqu’à notre départ en 1962 j’en ai compté exactement soixante-et-onze) ils n’ont donné lieu à aucune photo, non plus d’ailleurs (sauf rare exception) que les évènements extérieurs qui revenaient de façon régulière.

Parmi eux il faut donner la primauté à la Fête des Cerises, en juin, célébration emblématique du fruit milianais par excellence. Lorsqu’il en était question dans la Presse, Miliana était d’ailleurs volontiers appelée la ville des cerises. Il s’agissait de gros fruits à la robe rouge vif et à la chair croquante. Sur les photos familiales prises au début de l’été dans nos premières années nous les portons plus d’une fois en pendants d’oreilles.

La fête rassemblait marchands forains et visiteurs venus de toute la région, ou même d’Alger. C’était la seule qui réunissait toutes les confessions et toutes les couches de la société dans un joyeux mélange, et probablement s’accompagnait-elle aussi, le soir, d’un bal en plein air sous les guirlandes. Pour nous c’était l’occasion de tenter notre chance à des loteries qui permettaient de gagner une assiette ou un verre dépareillés, ou de faire un tour dans de grandes balançoires à l’ancienne poussées à bras, tout en léchant une pomme piquée sur un bâtonnet et couverte d’un croquant glaçage de sucre rouge, ou en nous enfouissant le visage dans une barbe à papa. Je n’ai pas souvenir d’un circuit d’autos tamponneuses, l’attraction vedette des fêtes de village dans la plaine, qu’il était peut-être trop difficile de hisser jusque chez nous.

Un autre évènement annuel, au public plus ciblé, était la kermesse, organisée au jardin public, et dont l’objet était de parvenir enfin à réunir les fonds nécessaires à l’achèvement, toujours différé, de la nouvelle église. Les pieuses dames qui disposaient les arums dans les vases de l’autel avant la messe et qui passaient dans les rangs pour la quête tenaient les stands. Leurs maris et leurs enfants étaient souvent mobilisés eux aussi. Les jeux étaient modestes, je me souviens de courses en sac, d’une pêche à la ligne de poissons en plastique dans une vaste bassine, de pyramides de boîtes de conserves qu’il fallait abattre à l’aide de balles de chiffons, d’une loterie dont le ticket gagnant était désigné par le numéro de la niche où choisissait de se réfugier un lapin préalablement désorienté. Il y avait également d’excellents cornets de chips brûlantes qu’on tirait d’un chaudron d’huile, et, pour couronner l’après-midi, un radio-crochet ouvert à tous les amateurs.

La rivale laïque de la kermesse était naturellement la Fête des écoles, qui se tenait vers la fin des classes au cinéma Variétés, occasion pour les parents, comme partout ailleurs, d’applaudir les saynètes jouées sur la scène par leurs enfants.

J’y ai tenu un rôle, et même deux, au cours de la même soirée, grimé d’abord en peintre ou plâtrier poudré de blanc, et ensuite en marquis à perruque vêtu d’un costume de velours, et il me revient que mon énorme livre des « Misérables » reçu en prix au cours élémentaire (j’en reparlerai) y a lui aussi tenu un petit rôle. Il s’agissait d’illustrer une des « Lettres de mon moulin » d’Alphonse Daudet. Dans celle-ci mon bouquin était censé contenir le récit de la vie de Saint-Irénée, et une fillette, le tenant ouvert sur ses genoux, faisait semblant de déchiffrer à voix haute, syllabe par syllabe, les détails de la fin édifiante du saint : « … Au s si tôt deux lions se pré ci pi tèrent sur lui et le dé vo rèrent. »

Pour que toute trace n’en soit pas perdue il me faut rappeler aussi que le Cirque Amar venait chaque année dresser son chapiteau à Affreville (son énorme caravane aurait été à la peine dans la montée en virages jusqu’à Miliana). C’était alors le premier cirque français, un magnifique spectacle à l’ancienne où tout nous enchantait, les trapézistes, les jongleurs, les clowns, le magicien, le dompteur et ses fauves — et l’origine algérienne de ses fondateurs nous rendait fiers.

***

On quittera ce chapitre sur une note particulièrement nostalgique. Nous allions parfois attendre Maman, de retour d’Alger, à la petite gare d’Adelia, à quelques kilomètres à peine de Miliana, où le train faisait une brève halte juste après être sorti d’un tunnel.

Dans mon souvenir il s’agit toujours d’une fin de soirée d’été. Nous sommes arrivés un peu en avance. La gare est une maison isolée, la seule lumière provient d’une ampoule au-dessus de la porte.

Sur l’image suivante nous cheminons le long du quai, Albert et moi. Les grillons dans l’ombre font un bruit envoûtant. Nous nous demandons si Maman nous rapportera de ces somptueux « beignets italiens » de chez Tilburg, tout ronds, poudrés de sucre, dont la pâte moelleuse recèle une cuillerée de confiture.

Papa a peut-être entendu au loin le bruit du train, il nous fait signe de revenir en sifflant d’une manière à lui, un sifflement modulé sur six notes qu’il a appris pendant la guerre, en Tunisie, où ses camarades américains l’utilisaient entre eux. Depuis nous l’avons adopté nous aussi, et il nous arrive encore d’y recourir, par exemple quand nous nous sommes perdus de vue dans une foule. J’aimerais pouvoir le perpétuer.

On commence à deviner l’approche du convoi à une trépidation à peine perceptible, puis le grondement se précise, souligné par plusieurs coups de sifflet et le crissement des freins dans le tunnel, avant que le train surgisse enfin, dans un majestueux ralenti, toutes fenêtres éclairées. Comme on ne sait pas de quel wagon descendra Maman on parcourt vivement les portières du regard en essayant d’y reconnaître sa silhouette, de façon à pouvoir courir à sa rencontre.

 

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