La Famille proche
Peu après le début de ce récit, en 1947, notre famille proche se composait de nos quatre grands-parents, des quatre couples formés par les sœurs de nos parents et leurs maris, et de leurs six enfants, nos cousins et cousines germains.
À cet ensemble on ajoutera la petite dernière de Lilou et Marcel, Élisabeth, née en 1953, ainsi que trois autres personnes un peu moins proches, que nous avons bien connues également : Olympe Legrand (née Jacquet), son fils Lucien, et l’épouse de ce dernier, Juliette. Olympe était la tante de Grand-papa du côté maternel. Elle n’a pas connu une vie aventureuse mais son frère, Louis-Benjamin, fut un militaire puis un coureur de jungle au Siam (la Thaïlande aujourd’hui), où il mourut assassiné juste avant 1900. Son nom et très vaguement son histoire nous étaient connus, d’autant plus que nous en étaient parvenus deux objets extraordinaires, hélas disparus depuis longtemps : une griffe de tigre dans une monture en argent travaillé et une grosse pierre rouge qui passait pour un rubis.
Ces sept groupes familiaux, représentant vingt-deux personnes en tout, se trouvaient tous installés à Alger ou tout près d’Alger (Papa et Maman étant les seuls de leur génération à avoir quitté la capitale pour l’intérieur du pays). Chez tous nous sommes allés, plus ou moins souvent, et tous, pensons-nous, nous ont rendu visite à Miliana au moins une fois. Cependant, à partir de 1954, en raison de l’insécurité liée aux « évènements », puis du départ pour la France de certains d’entre eux, ces visites se sont raréfiées.
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Anitsa, la sœur aînée de Maman, qui fut celle des quatre tantes que nous avons le plus fréquentée, avait ouvert un cabinet médical à Saint-Eugène, quartier de la banlieue ouest d’Alger, non loin de la mer, dans une maison où elle vécut jusqu’à l’été de 1962 avec Joseph Chichmanian, son mari, et nos cousines Rose-Marie et Juliana, lesquelles étaient presque exactement du même âge que nous deux. Notre oncle s’était retiré, progressivement ou d’un seul coup, je ne sais pas, de ses activités commerciales antérieures, pour se transformer en une sorte de régisseur ou de super-intendant, en même temps que de père au foyer. Il épaulait Anitsa dans sa gestion, la conduisait en voiture à ses visites, dirigeait les travaux d’aménagement de la maison, et suivait l’emploi du temps des gamines. Les fillettes allèrent d’abord à l’école voisine, puis au lycée Lazerges, dans le quartier populaire européen de Bab-el-oued.
Nous gardons de Joseph le souvenir d’un homme au sourire plein d’indulgence pour les menus tracas de la vie quotidienne, toujours là pour tempérer le fort caractère de notre tante, et comme enveloppé de la fumée de ses cigarettes Bastos. Nous ignorions alors les détails de sa vie antérieure d’Arménien de Turquie, et les circonstances dramatiques qui avaient conduit à la dispersion de sa famille.
De tout notre séjour je n’ai pas su le nom de leur étroite rue, que nous avons pourtant empruntée tant de fois, et qui descendait à flanc de colline (j’ai découvert récemment sur un plan de l’époque qu’il s’agissait de la rue Carnot). Le quartier, tout en virages, était peuplé de petites villas, et dans mon souvenir ne comportait à peu près aucun magasin ou café — tout le contraire de Miliana.
Leur maison, contigüe à ses voisines, n’était certes pas aussi impressionnante que la nôtre, mais à son échelle elle était presque aussi compliquée. Nous en avons de nombreuses photos, prises dès notre première enfance, notamment sur la terrasse transformée en aire de jeux. Elle dominait un profond ravin, qui allait vers la mer. Plus haut sur la colline un clocher pointu faisait sonner son carillon Westminster pour rythmer des après-midis de bonheur tranquille passées à jouer ensemble dans cet endroit préservé de l’agitation de la ville — le seul lieu familial où, à part chez nous, nous avons goûté la quiétude de telles longues après-midis. Un escalier abrupt permettait d’accéder à un jardin en terrasses, à peu près en friche à l’exception de quelques plants de tomates, qui semblait descendre jusqu’au fond du ravin. Quand j’étais tout petit ce jardin escarpé a même abrité une chèvre dont la possession me rendait très jaloux de ma cousine Rose-Marie. Je me plaignis à Maman : « Malite, elle a tout, elle ! Elle a même la chèvre ! » (à Miliana, nous ne disposions que de vagues chats de passage).
Ainsi que la nôtre, cette maison était toute en décrochements. Seule la partie professionnelle de notre tante était de plain-pied avec la rue. Pour accéder aux pièces à vivre il fallait, par un passage obscur, descendre plusieurs marches. Sur la porte qui donnait accès à ce couloir une plaque émaillée annonçait en noir sur fond blanc « Le Liob fermera la porte » — et en effet ce mécanisme à ressort ne manquait jamais de refermer la porte sur nous. Ce Liob m’apparaissait comme une sorte de génie invisible, dévoué mais vaguement inquiétant.
Les chambres étaient à l’étage, et je me rappelle la sieste obligatoire en début d’après-midi, sur quatre lits d’enfants placés côte à côte (dans la maison d’Anitsa tout était plus strictement règlementé que chez nous). Mes cousines et Albert semblaient tous trois dormir à poings fermés selon l’injonction maternelle. Moi, les yeux ouverts sur les ombres qui passaient au plafond, j’attendais le moment de la délivrance, si lent à venir. C’est je crois de ce temps que date mon aversion de la sieste. Je nous revois aussi, serrés tous les quatre sur l’étroit balcon qui donnait sur la rue, en train de mordre dans des quartiers de tomate ou des épis de maïs saupoudrés d’un peu de sel.
Si je me suis attardé à évoquer la villa d’Anitsa et de sa famille ce n’est pas seulement parce que nous la connaissions depuis toujours et que nous y avons passé plus de temps que dans les autres habitations familiales (à l’exception de celle de nos grands-parents maternels), c’est surtout parce que ces dernières nous semblaient banales en comparaison. L’unique autre endroit notable, et le seul dont je me souvienne vraiment, était le logement de nos grands- parents paternels, au 7 de la rue Docteur-Trolard. Les Fratoni y avaient emménagé en 1934, après avoir quitté la Gendarmerie centrale où ils avaient vécu près de vingt ans.
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La plus grande sœur de Papa, Toussainte, avait commencé sa pratique de pharmacienne au début de la seconde guerre mondiale dans un bourg de campagne, Fondouk, situé à une trentaine de kilomètres à l’est d’Alger, dans le cadre d’un programme public de couverture médicale d’un secteur sous-équipé. Une maison dite de colonisation était mise à disposition du pharmacien qui tiendrait le poste, et ses frais d’aménagement et de premiers stocks pris en charge. Une fois démobilisé, son mari Pierre Bertozzi, pharmacien lui aussi, la rejoignit. C’est donc à Fondouk que leur fils, Jean-Luc, vécut sa petite enfance. Il allait à l’école communale du village, avant d’être assez vite relocalisé à Alger, en demi-pension chez les Jésuites. Il était alors hébergé chez ses grands-parents Fratoni, dans l’appartement de la rue Docteur-Trolard. Plus tard, lorsqu’elle se fut retrouvée veuve, Grand-mère quitta l’appartement pour un autre, et finalement rejoignit dans la région parisienne sa fille Lilou et sa famille en 1957. C’est à Antony, dans la banlieue sud de Paris, qu’elle s’établit pour le reste de sa très longue vie (elle disparut à quatre-vingt-quinze ans, en 1981). Entre temps notre oncle Pierre lui avait racheté l’appartement de la rue Docteur-Trolard, devenu dès lors le lieu d’habitation des trois Bertozzi.
De tous les logements de notre famille proche aucun n’aura donc été habité par autant de personnes (dix en tout), ni aussi longtemps (près de trente ans). Papa y avait eu sa chambre, et Maman y avait joué du piano pour lui. L’instrument était d’ailleurs toujours là mais complètement désaccordé, comme si personne ne l’avait plus utilisé depuis Maman. Lors de nos visites du dimanche on s’amusait, Albert et moi, à taper quelques touches en passant pour déclencher son bruit de bastringue. En effet, tant que Grand-mère habita rue Docteur-Trolard nous allâmes plusieurs fois déjeuner chez elle le dimanche lorsque nous nous trouvions à Alger. Le menu était immuable : du bœuf en sauce (où entraient beaucoup de tomates et d’oignons) et de la purée de pommes de terre. Je crois me rappeler que c’était un des plats préférés de Papa tout petit ; il devait y retrouver son enfance choyée de seul garçon, dans sa chère Gendarmerie — « Délicieux, Mother » (nous n’avons jamais entendu Papa appeler sa mère autrement. Nous ignorons d’où il avait tiré cette habitude. Il prononçait Mozeur, sans faire le moindre effort pour le dire à l’anglaise). Ce plat du dimanche était d’ailleurs fort à mon goût, et le fait qu’il ne changeait jamais ajoutait au rituel. Albert n’en a pourtant gardé aucun souvenir.
Plus âgé, pendant les quelques mois où j’ai eu le privilège d’être étudiant à Alger, je suis souvent retourné dans cet appartement où j’allais voir mon grand cousin qui y vivait avec ses parents — et y tenait de mystérieuses messes basses avec des camarades de son âge. Sa chambre était celle de Papa avant son mariage.
Tout ce temps l’oncle Pierre continuait chaque jour de faire la navette sur Fondouk (avec une arme chargée dans sa boîte à gants). Il y a tenu la pharmacie jusqu’à la fin de l’Algérie française, et même un peu au-delà. Toussainte, elle, avait profité de leur retour sur Alger pour ouvrir sa propre officine dans le quartier de La Redoute, sur les hauteurs.
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C’est aussi à Fondouk que s’implantèrent, après les Bertozzi, notre oncle Marcel Hofmann et son épouse Élisa, la plus jeune des trois filles Fratoni, connue depuis toujours sous le nom de Lilou, dans le Centre de Santé créé juste après la guerre. Ce centre, qui comprenait un logement et un cabinet médical doté d’un équipement de radiologie et de petite chirurgie, était dévolu à un médecin et à une infirmière, qui se trouvèrent donc être notre oncle et notre tante.
Ils s’établirent ainsi dans ce cadre presque rural, quoiqu’à deux pas d’Alger, avec leurs filles, Paule et Hélène, puis Élisabeth, née en avril 1953. Pendant ce séjour ils connurent le drame affreux de perdre leur aînée, Paule, au début de 1954. Précédée d’une longue maladie contre laquelle la médecine était alors impuissante (je ne me rappelle pas avoir entendu son nom de maladie de Hodgkin à l’époque), sa fin les incita certainement à abandonner cet endroit funeste. S’y ajoutait une insécurité grandissante : Marcel, qui avait longtemps circulé à moto, faisait désormais ses visites en voiture, mais avec un garde armé assis près de lui. Dans ce contexte, bien que né à Alger, tout comme son père, il développa le sentiment qu’il n’existait plus d’avenir dans ce pays pour la communauté européenne (ses vues ne manquaient pas de choquer dans la famille), et dès le début de 1957, Marcel, Lilou et leurs deux fillettes quittèrent définitivement l’Algérie.
Leur point de chute se trouva être Boulogne-sur-Seine, qui jouxte Paris, à l’ouest, et Marcel entra comme médecin à la Sécurité Sociale. Ils furent ainsi les premiers de notre famille à s’installer dans la capitale ou aux environs, où beaucoup d’autres les ont rejoints depuis. Marcel fut aussi le premier à quitter une profession libérale pour entrer dans le giron de la Sécurité sociale, et là encore il fut suivi par plusieurs autres.
Enfin, Étiennette, la seconde des enfants Fratoni, ouvrit une pharmacie sur les hauts d’Alger dès le lendemain de la guerre, dans le quartier de La Robertsau. Son mari, Lucien Saladini, a occupé plusieurs postes dans les services centraux de l’administration algérienne installés dans l’immense immeuble du Gouvernement Général qui dominait le Forum. Leur fils Pierre-Louis est d’abord allé chez les Jésuites, Boulevard Saint-Saëns (comme Jean-Luc avant lui), mais dès l’âge de huit ans son père a préféré pour lui l’enseignement public. Il a alors poursuivi, de la sixième jusqu’à la seconde, au lycée Gautier.
Vers la fin de 1959, Lucien fit partie de ceux qui s’opposèrent au « virage » politique du Président de la république, le général De Gaulle, lorsque celui-ci pour la première fois avança l’idée d’une Algérie indépendante de la France. On le muta dans un poste jugé moins stratégique. En parallèle, chaque samedi soir, il animait une émission à la radio destinée aux Corses d’Algérie, dans laquelle il donnait essentiellement des nouvelles de l’île, mais en avril 1961, lors du putsch des généraux, c’est cette tribune qu’il utilisa pour appeler les Corses à rallier l’insurrection. Celle-ci fut balayée en quelques jours.
En toute logique Lucien aurait pu être arrêté, ou exclu de la fonction publique, toutefois cela n’arriva pas : la grande solidarité insulaire transcende les clivages politiques. Il fut donc « seulement » suspendu, et mis à demi-solde pendant plusieurs mois (il ne manquera pas de faire le rapprochement avec les grognards après Waterloo), avant de retrouver un poste dans l’administration mais loin d’Alger, à Tizi-Ouzou, la capitale de la Kabylie.
Ce même été, Étiennette, Pierre-Louis, et sa grand- mère paternelle (qui a toujours partagé leur vie), quittèrent Alger pour la Corse, précisément la jolie bourgade d’Erbalunga, au nord de Bastia, où ils venaient juste de faire construire une villa — que nous avons bien connue ultérieurement. À la rentrée Pierre-Louis entama sa classe de première au lycée de Bastia. Lucien resta une année encore à Tizi-Ouzou, avant de quitter lui aussi définitivement le pays, en 1962, au lendemain de l’indépendance.
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De ces personnes qui formaient donc notre environnement familial proche, trois sont décédées en Algérie pendant les années couvertes par cette chronique.
Ce fut d’abord notre grand-père paternel, Jean Marie Fratoni, en février 1950, d’un accident vasculaire cérébral. Il avait soixante-et-onze ans. Jean-Luc, huit ans alors, se souvient parfaitement de ce matin où Grand-mère trouva le corps inanimé gisant au pied du lit. Je ne garde de lui que quelques images, lors d’une visite qu’il fit à Miliana peu avant son décès. Grand-père fut le dernier de nos ascendants directs à terminer ses jours en Algérie. Nos trois autres grands-parents devaient lui survivre plus de trente ans.
En février 1954, quatre ans après, c’est, tragiquement, une enfant qui s’en alla, Paule, la fille aînée de Lilou et Marcel, évoquée plus haut, que Jean-Luc, qui avait grandi avec elle à Fondouk, considérait un peu comme sa petite sœur.
Enfin, en décembre 1960, à un âge très avancé, s’éteignit « tante Olympe ». Elle fut inhumée au cimetière de Saint-Eugène, à Alger, auprès de sa fille Lucienne, disparue toute jeune depuis très longtemps.
Tous les autres quittèrent définitivement l’Algérie entre 1957 et 1963. En outre, les restes de tante Olympe et de sa fille furent transférés en France, en l’occurrence à Nice, par les soins de Lucien et Juliette — le seul cas dans notre famille, dont tous les morts à part elles deux sont donc demeurés dans le pays qui leur était cher.
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