Rue Bressy
Rue Theophile Bressy
Chapitre 8
Miliana était à cent-vingt kilomètres d’Alger par la route, soit environ deux heures et demie à l’époque, un assez long voyage. Le plus souvent nous passions donc la nuit dans la capitale, chez Grand-papa et Mameu.
Ainsi, dans notre mémoire, Alger restera d’abord leur appartement. Il était situé dans un immeuble de style vaguement haussmannien (en moins élevé toutefois), rue Théophile-Bressy, une petite voie en boucle sur la rue Michelet, l’artère principale du centre-ville. Même Internet n’a rien pu me dire sur celui qui donna son nom à la rue. Celle-ci abritait, juste en face de notre immeuble, le siège de la délégation de la Croix-Rouge pour l’Algérie. Pour nous c’était une mystérieuse façade en bois sombre, qui encadrait de grands panneaux de verre peints en blanc jusqu’à mi-hauteur, de sorte qu’au niveau de la rue rien de l’intérieur n’était visible — mais depuis nos fenêtres, au premier étage, on pouvait voir la moitié supérieure de personnes toujours affairées à la manipulation de boîtes et de paquets.
À l’angle de cette section de la rue avec la rue Michelet s’ouvrait aussi l’entrée d’un parking en sous- sol, où Papa rangeait la voiture. C’était chaque fois l’occasion de passer en revue une flottille d’immenses limousines de films américains alignées les unes contre les autres, Cadillac, Buick, Studebaker (les noms qui me reviennent), mais sans jamais rencontrer un de leurs richissimes propriétaires.
L’appartement de Grand-papa et Mameu n’avait vue en façade que sur l’étroite rue, et à l’arrière sur une cour encaissée, et l’éclairage électrique y était activé presque en permanence. En somme il n’avait rien de naturellement attrayant. Le contraste avec leur précédente villa de la rue Émile-Alaux, sur les hauteurs, n’aurait pu être plus criant. Toutefois cet appartement était parfaitement situé pour l’actif commerce de timbres de notre grand-père, dont le bureau était empli du sol au plafond de classeurs, d’albums, de catalogues philatéliques, de livres de référence et de boîtes de rangement.
Sur un couloir central ouvraient sept pièces que je ne détaillerai pas, mais qui toutes avaient leur fonction et leur atmosphère propres. Je conserve des souvenirs précis de chacune d’elle. Je dormais sur le canapé du salon au mobilier art déco. Dans un coin trônait un bureau américain qui se fermait par un rideau coulissant, et qui contenait entre autres une douille d’obus en cuivre martelé, relique de la guerre de 1914. Le soir, une fois la pièce éteinte, je pouvais continuer de voir de la lumière par les impostes vitrées sur le couloir et j’entendais se poursuivre le brouhaha des conversations d’adultes dans la salle-à-manger. Je brûlais d’être un jour invité à ces soirées que j’imaginais passionnantes. Pour Albert, la sensation la plus ancienne, dans le demi-sommeil du matin, était le bruit venu de la rue Michelet toute proche, fait du ferraillement et des grincements des trams, du chuintement feutré des trolleybus, des avertisseurs des voitures (on disait klaxons alors) dont on n’était pas avare à l’époque, tous bruits ignorés à Miliana.
Dans le bureau, sanctuaire où rien ne pouvait être dérangé, était disposée sur une petite table une antique machine à écrire Remington qu’on m’autorisait parfois à manœuvrer. On a retrouvé parmi tous les papiers de Grand-papa quelques lignes tapées par moi, d’une orthographe très phonétique, qu’il avait pieusement gardées.
La salle-à-manger était largement occupée par une table rectangulaire, munie de rallonges qu’il fallait tirer pour les repas en famille, ou, en période de Noël, pour y disposer nos cow-boys et nos indiens en plastique ou les nouvelles petites autos d’Albert.
À cette pièce se rattache un souvenir personnel d’une époque où je ne savais pas encore lire. J’y découvris un jour, sur le dessus du buffet, un livre sans doute laissé par Maman. Bien sûr je ne pouvais en déchiffrer le titre (j’ai su plus tard qu’il s’agissait des « Contes et légendes du monde grec et barbare »), mais sa couverture comportait une vignette stylisée représentant les soldats grecs se glissant hors du cheval de Troie pour investir la cité endormie. Cette image évoquait quelque chose dont Maman m’avait déjà parlé, et là, dans une sorte de révélation, je compris que les livres, ces boîtes apparemment closes, recélaient des histoires, et de cet instant précis me vint le désir, et plus tard la passion de la lecture, toujours intacte.
Cependant, la pièce qui pour moi concentrait l’essence même du lieu se situait tout au bout du couloir, sur la droite, et donnait sur l’étroite arrière-cour. C’était la chambre de mes grands-parents, où, dès que je fus assez grand pour y courir, j’allais dès mon réveil me faire une place entre eux deux. Grand-papa était entièrement vêtu d’un caleçon molletonné plein de boutons que je n’ai vu qu’à lui. À mon arrivée Mameu nous quittait pour aller préparer le petit déjeuner de café au lait et de biscottes beurrées qu’elle nous apporterait sur un plateau, tandis que Grand-papa commençait à me raconter des histoires tirées de sa propre vie — elles remontaient le plus souvent, me semble-t-il, à la première guerre. Mameu paraissait d’ailleurs les connaître, dates et noms compris, tout aussi bien que lui.
Je dois ici mentionner la boîte qu’à ma demande elle allait parfois tirer de l’armoire et qui contenait les médailles de Grand-papa, une bonne quinzaine, gagnées sur les nombreux fronts où il avait servi. Je prenais plaisir à les étaler soigneusement sur la couverture, par ordre de taille ou en les groupant selon la couleur du ruban. Grand- papa me raconta qu’il avait reçu l’une d’elles (plus tard je sus que c’était sa première croix de guerre, à l’âge de vingt-deux ans) pour avoir dégagé le corps d’un camarade enseveli par un obus, et l’avoir ramené sur ses épaules jusqu’à l’abri, gravement blessé mais vivant. Cette boîte aux médailles a été recueillie par Albert.
Lorsqu’ils voulaient échanger en aparté malgré ma présence mes grands-parents usaient du serbo-croate, leur langue de jeunesse, mais Albert et moi avions vite décrypté les mots les plus courants. Le premier d’entre eux était certainement ‘glédaille ‘ (en fait « Gledaj », pour « Regarde »), qui s’appliquait à quelque chose d’amusant ou d’insolite qu’ils nous surprenaient à faire.
Le lit mythique, cette sorte de nef magique où je m’embarquais pour de belles aventures (qu’Albert a hélas très peu connues), existe encore. Après quatre ou cinq déménagements il finit aujourd’hui ses jours au cœur de la vallée de la Gordolasque, au-dessus de Nice, dans la maison de montagne de notre cousine Rose-Marie, où il y a peu d’années je l’ai reconnu, avec quelle émotion, dans la chambre de l’étage — la pièce du rez-de-chaussée héberge ce qui est resté du salon art déco, notamment le canapé où je dormais petit (ces meubles, à notre brève échelle, semblent éternels).
L’appartement contenait peu de choses purement décoratives — on n’était ni dans une époque ni dans une famille de superflu : des paysages de peintres du dimanche, le buste de Maman adolescente, œuvre d’un cousin par alliance (ce buste, aujourd’hui chez Albert, a été modelé avec de l’argile prélevée sur les hauteurs d’Alger, ce qui le rend doublement précieux), et dans le couloir, derrière la porte vitrée d’une horloge à balancier, quelques objets asiatiques en ivoire ou en bronze, souvenirs de l’oncle Casi. L’horloge elle-même, qui depuis bien longtemps a cessé de battre la mesure, achève elle aussi paisiblement son existence dans la maison de la Gordolasque, et notre cousine a même réussi à reconstituer presque entièrement le contenu de sa vitrine !
Sur le buffet de la salle-à-manger se dressait une noble statuette de bronze représentant une jeune femme des hauts-plateaux indochinois, avec aux bras son petit enfant. J’avais d’ailleurs toujours cru que cette effigie toute noire (aujourd’hui en bonne place chez moi) représentait une Africaine.
En dehors de l’appartement de nos grands-parents maternels j’évoquerai plus loin les deux seuls autres lieux familiaux dont je garde un vrai souvenir, la maison de notre tante Anitsa à Saint-Eugène et l’appartement des Fratoni, rue Docteur-Trolard. Des autres, que ce soit à Alger ou à Fondouk, ne me sont restées que de vagues images — nous leur rendions visite beaucoup moins souvent, il est vrai.
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