Alger
Chapitre 7
1957
Papa et nous deux / Albert et Jean
Alger a été la première ville investie par les Français, en 1830. Elle était déjà la plus importante du pays et son port principal, et depuis elle n’avait fait que se développer et asseoir sa prééminence. C’était devenu une ville très largement européenne, dans son urbanisme et dans son peuplement.
Elle était non seulement notre capitale mais aussi le lieu de résidence de toute notre famille proche, dans la ville même ou aux environs. Plus encore, pour Albert et pour moi, Alger a représenté, surtout dans nos petites années, une sorte de mirage, avec ses trams et ses trolleys, ses néons, ses vitrines… On m’a parlé de mes larmes lorsqu’à la nuit tombante nous quittions la ville enchantée, à la pensée de regagner notre Miliana obscure et silencieuse.
On disait qu’on descendait à Alger (alors qu’en France, on montait à Paris), peut-être parce qu’en effet nous devions descendre de notre montagne.
En arrivant, lorsqu’on amorçait la large courbe du boulevard Franklin Roosevelt (si ma mémoire ne me trompe pas) je me rappelle l’instant où la baie parfaite se déployait à nos yeux d’un seul coup comme par une passe de magicien, avant de laisser à main droite le Palais d’été du Gouverneur et de pénétrer dans le cœur de la cité.
Le plus souvent il s’agissait de visites familiales, mais il arrivait aussi, plus rarement, d’aller à Alger pour d’autres raisons. Ainsi je me souviens être retourné vers l’âge de cinq ans à la clinique Lavernhe où nous étions nés. C’était un dimanche, et en jouant avec Albert j’étais tombé de son petit lit à roulettes. Papa faisait sa brève sieste de l’après-midi dans la chambre voisine. J’allai aussitôt le réveiller, à cause de la douleur : je venais de me fracturer les deux os de l’avant-bras. On me banda le bras en écharpe et il fut décidé de me conduire en clinique à Alger. Ce n’est qu’après l’intervention que nous sommes allés embrasser les grands-parents. J’étais très fier de mon plâtre. J’avais un peu l’impression d’avoir triomphé d’une épreuve initiatique, d’être en quelque sorte devenu un homme, presque comme Grand-papa, qui m’avait raconté comment il s’était lui-même cassé un bras en poursuivant un cambrioleur. « Ça y est, je me suis cassé le bras ! » annonçai-je triomphalement à ma grand-mère au bord des larmes.
Il y eut aussi nos visites chez l’orthophoniste, pour Albert et moi. Mademoiselle Gaudet nous recevait ensemble dans son cabinet où elle s’occupait de nous l’un après l’autre. Je zézayais alors fortement, et je ssessayais également : « chuchoter », par exemple, était prononcé comme « suçoter », et mon propre nom devenait « Zan ». Pour Albert c’était pire, il ne pouvait dire presque aucune consonne. La première phrase de lui que la tradition a rapportée était « eu eu ma maman » (pour « je veux ma maman »), prononcée en malaxant le bout de combinaison qui lui servait de tsétsé (sans doute d’après le crissement de la soie contre sa joue pour s’endormir).
L’orthophoniste, en plusieurs séances d’exercices, parvint à nous faire recouvrer un par un les sons qui nous faisaient défaut, mais Albert se mit à buter sur les mots eux-mêmes à l’occasion.
C’est aussi à Alger qu’à onze ans, ma vue s’étant affaiblie d’un coup, j’ai pour la première fois consulté un spécialiste des yeux, en l’occurrence une oculiste connue de Maman, le docteur Renée Antoine. Je me rappelle vaguement une personne d’un certain âge (elle avait soixante ans), de taille moyenne. Maman avait dû me dire que cette dame d’apparence banale participait périodiquement, dans le grand Sud, à des campagnes contre une très grave maladie des yeux, et en effet quelques photos du désert étaient épinglées aux murs. Maman visiblement l’admirait pour cela (et, je le réalise aujourd’hui, devait l’envier). Il me semble que j’en retenais plutôt l’aventure sportive, un peu comme celle des coureurs automobiles du rallye Alger-Le Cap. Je ne réalisais pas que je venais d’avoir eu le privilège de côtoyer un être exceptionnel. J’ai dû retourner chez elle pour une ou deux visites de contrôle, mais sans souvenir précis. Elle n’a jamais évoqué devant nous ses tournées sahariennes, qui sans aucun doute formaient sa vraie vie. Je devais découvrir, bien plus tard, que Renée Antoine, la « toubiba el aïnine » (la doctoresse des yeux), ainsi qu’elle était connue à travers le Sahara, y aura mené, de 1946 à 1962, quarante-deux campagnes de dépistage du trachome, d’éducation et de traitement, dans le cadre de la Mission ophtalmologique saharienne dont elle était l’initiatrice, en donnant l’exemple d’un dévouement sans pareil. En 1962, comme presque nous tous, elle quitta l’Algérie où elle était née, et se fixa à Aix-en-Provence. Une avenue y porte aujourd’hui son nom.
***
Lorsque nous ne faisions pas l’aller-retour dans la journée nous séjournions chez nos grands-parents maternels, Grand-papa et Mameu — on m’a dit que ce dernier nom avait été inventé par moi (l’aîné de ses petits-enfants) dès que j’ai commencé à nommer les gens qui m’entouraient, avant d’être adopté par tous.
Il ne s’y passait pas un jour sans une ou plusieurs sorties. Bien sûr nous n’étions pas seuls dans ces promenades. Celles que nous faisions en compagnie de Maman ou de Mameu, ou d’elles deux, ne nous entraînaient pas très loin, rue Michelet ou rue d’Isly, notamment pour admirer les splendides vitrines de deux grands magasins de jouets (sans rien y acheter — les jouets ne venaient qu’à Noël), ou jusqu’à un square un peu en dessous où on pouvait faire un tour sur des chevaux à pédales. Mameu se pomponnait pour ces balades, toujours poudrée et parfumée. J’adorais l’odeur de ses savons à l’œillet mignardise de chez Roger et Gallet, et il m’est arrivé, tant qu’ils ont été produits, d’en acheter un à l’occasion pour en respirer le parfum, les yeux fermés, et retrouver une seconde ces temps bénis.
Il y avait aussi, ce devait être réservé au dimanche matin, la visite à la pâtisserie Kummer, rue Richelieu. Dès qu’on en avait poussé la porte on se trouvait enveloppés, presque pénétrés de l’intense parfum de viennoiseries à peine sorties du four, avec une merveilleuse dominante de pains aux raisins.
Je conserve de Mameu une anecdote. Nous étions debout côte à côte parmi la foule qui assistait à un défilé militaire, sur une des grandes voies parallèles au front de mer. Je devais avoir huit ans, c’était donc avant le début des évènements d’Algérie, la fête était sans ombre. L’armée coloniale déployait ses fastes, les spahis, les zouaves, les tirailleurs, les chasseurs d’Afrique, la Légion étrangère, tous dans leurs éclatants uniformes de parade, avec leurs musiciens, leurs animaux, presque comme au cirque… À une remarque que me fit Mameu, avec le délicieux accent slave qu’elle garda toute sa vie, une voisine laissa échapper, assez fort pour qu’on l’entende : « Même ici on est envahi d’étrangers ! » — « Je suis aussi française que vous, Madame » répliqua Mameu piquée au vif. La dame en question, penaude, s’excusa « Je n’avais pas réalisé que vous étiez alsacienne », et Mameu me fit un petit clin d’œil complice.
Grand-papa, lui, passait chaque jour de longues heures dans son bureau en compagnie de ses timbres (et parfois d’un visiteur), armé de sa loupe et de ses crayons à la pointe très effilée (à l’aide d’un canif qu’il avait toujours dans son gousset, peut-être une relique de la guerre de 14 tant il semblait ancien), et utilisés jusqu’au dernier centimètre grâce à des prolongateurs en métal. Mais étant d’un naturel actif, il rompait ces heures sédentaires de longues promenades — jusqu’à un âge avancé il a aimé arpenter les rues des villes où il vivait. Il adorait m’emmener, puis nous emmener, Albert et moi, dans ses escapades en tram et à pied (souvent en nous prenant à tour de rôle sur ses épaules). On l’accompagnait partout, au marché pour les courses du jour (qui lui étaient dévolues), au Cercle militaire où il bouquinait un peu à la bibliothèque, à la Grande Poste pour acheter les tout derniers timbres, par planches entières (ce qui nous remplissait de fierté), chez un de ses amis philatélistes pour admirer une rareté.
Mais surtout nous partions pour l’après-midi dans d’immenses expéditions aux confins de la ville, jusqu’au Jardin d’Essai, rempli d’animaux sauvages que vite je connus tous, chacun ayant son nom inscrit sur une petite étiquette que Grand-papa me faisait déchiffrer : je me rappelle encore une colombe poignardée, dont je me demandais chaque fois qui avait bien pu vouloir faire du mal à une si douce créature. On parvenait parfois à effleurer du bout des doigts, à travers le grillage, la fourrure ou le plumage des bêtes les plus inoffensives.
Au retour, avant de reprendre le tram, il était de règle de cheminer un moment sur la plage, le long de la route dite moutonnière. On y collectait peu de coquillages mais plutôt des morceaux de verre polis par les vagues, et selon la bouteille d’où ils provenaient, verts comme des émeraudes, laiteux comme des opales ou mordorés comme de l’ambre.
D’autres fois nous allions nous perdre (me semblait-il) dans les ruelles tortueuses de la Casbah, pour moi une expédition très exotique, vaguement inquiétante, ou bien nous montions jusqu’au Fort l’Empereur, tout là-haut, par une route ombragée d’eucalyptus. Il y avait un prix à payer pour ces aventures extraordinaires : il nous fallait, sitôt rentrés, en rédiger le récit. Grand-papa a conservé plusieurs de ces feuilles où on nous voit lutter avec l’orthographe. En revanche il n’a pris aucune photo lors de ces longues après-midi. D’ailleurs on dirait que lui était presque totalement passé le goût de la photographie que plus jeune il avait tant pratiquée.
Ni lui ni Papa (avec lequel nous ne nous rappelons pas être allés nous promener, ne serait-ce qu’une fois, dans ce qui était pourtant sa ville) n’ont songé à nous conduire sur les lieux qui avaient tant compté dans leur vie, la Gendarmerie centrale, le Lycée Bugeaud, la villa de la rue Émile-Alaux. Il est vrai qu’aucun de ces endroits n’était susceptible de nous dépayser autant que le Jardin d’Essai ou la Casbah, mais, surtout, rien ne pressait : n’aurions- nous pas toute la vie pour les découvrir ?
C’est au cours d’une de nos promenades, en traversant le square Bresson, que Grand-papa me désigna la majestueuse façade de l’Opéra, dont il avait fréquenté plus d’une fois le poulailler pendant sa période militaire. Peu de temps après, chez notre tante Anitsa, alors qu’il était presque l’heure pour les enfants d’aller se coucher sous la surveillance de la bonne, je regardais avec envie les adultes se préparer précisément à partir pour l’Opéra. Dans mon souvenir, réel ou non, c’est au moment même où ils montaient dans la voiture que l’un d’eux me fit signe de les rejoindre. Je ne m’y attendais pas du tout, le cœur me battit fort. Était-ce possible ? J’allais donc moi aussi être convié à cette fête ?
Nous avions une loge à nous (Anitsa se trouvant être le médecin du personnel de l’institution, peut-être bénéficiait-elle de billets de faveur). Le spectacle était une opérette récente, « Andalousie », toute en roucoulades, castagnettes et faux flamenco, que je vécus comme un rêve : de vraies personnes chantaient et dansaient sous nos yeux dans des décors changeants, au grand soleil des projecteurs. Après cette soirée, un peu plus tard, mon second (et dernier) spectacle m’impressionna davantage encore. C’était « Rose-Marie ». Cette fois la scène était remplie de gardes de la police montée canadienne et de jolies indiennes en jupe à franges et bottines roses, certains des airs étaient faciles à retenir, et l’héroïne portait le nom de ma cousine préférée !
***
Papa, on le sait, ne nous emmenait pas promener en ville, mais il est pourtant associé à nombre de sorties. Depuis toujours ou presque il m’avait bercé de l’épopée du RUA de son adolescence, club de football si cher aussi à Albert Camus. Toutefois son équipe, tombée dans les divisions inférieures du championnat de football, n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été et nous ne sommes jamais allés la voir jouer. En revanche nous en avons applaudi d’autres, dont deux fois au moins le Stade de Reims, avec sa pléiade de joueurs vedettes, ceux qui conduisirent l’attaque de l’équipe de France lors de sa première épopée en Coupe du monde, en 1958.
Je me rappelle également la visite des fameux cuirassés de l’époque, le Richelieu et le Jean-Bart (Papa se souvenait d’avoir autrefois rêvé d’être officier de marine), une course automobile, « les trois heures d’Alger », en 1953 (le journal nous apprit trois mois plus tard la mort accidentelle du vainqueur, Pierre Pagnibon, au volant de sa Ferrari), les acrobaties aériennes de Marcel Doret, et celles de « l’homme-oiseau », Léo Valentin — ces noms oubliés sont venus d’eux-mêmes se poser à leur place sur ma page et je n’ai pas eu le cœur de les en écarter.
Grand-papa qui, contrairement à Papa, n’était guère féru des choses du sport, m’a pourtant emmené au stade lui aussi, mais pour des équipes yougoslaves, notamment le Lokomotiva de Zagreb, le premier club croate de l’époque (beaucoup d’équipes étrangères, assurées d’un beau public, incluaient Alger dans leurs tournées d’intersaison). Je me rappelle cette fois où, le matin du match, nous sommes allés attendre les joueurs à la porte de leur hôtel. Quand ils s’apprêtèrent à en sortir pour un tour en ville Grand-papa nous présenta tous les deux, en serbo-croate bien sûr.
Je me souviens combien ces jeunes gens furent surpris et heureux de nous rencontrer (sur l’insistance de Grand-papa plusieurs d’entre eux sont même venus jusqu’à l’appartement faire la bise à Mameu toute émue). Je ne comprenais pas un mot de ce qui se disait mais je prenais un air entendu, comme si je suivais tout, et je me sentais très fier vis-à-vis des employés de l’hôtel.
Cela ne m’empêchait d’ailleurs pas de protester lorsque pendant le match Grand-papa encourageait les joueurs croates plutôt que l’équipe française qu’ils affrontaient. Il me disait que c’était simplement faire honneur à nos visiteurs, mais je sentais qu’en secret son cœur penchait pour eux.
***
J’ai évoqué l’arrivée en voiture sur Alger, mais pas l’arrivée par la mer. Nous en avons connu trois, depuis Marseille, au retour des vacances. On découvrait la ville tôt le matin, après une nuit de navigation. Malgré toute la magie du grand voyage c’était pour chacun la même joie de revenir chez nous.
On était sur le pont dès le petit jour pour guetter la côte. La première vision d’Alger faisait penser à de la neige sur les collines. Chaque fois il nous semblait que de nouveaux immeubles avaient surgi sur les crêtes depuis notre départ. C’était pour nous l’image même de cette extraordinaire vitalité et de cette modernité dont nous étions si fiers. En approchant de la rive on reconnaissait la vue qui distingue la ville de toutes ses sœurs méditerranéennes : les grandes arcades des rampes du port redoublées par celles du bel alignement d’immeubles qui longeait le boulevard Carnot.
Bien sûr nous avons également quitté trois fois le port d’Alger en partant en vacances, mais sans toutefois y prêter garde (l’attente sur le quai avait toujours été trop longue, et on était surtout dans l’excitation de l’embarquement, de la découverte de l’immense navire, de tout ce qui allait suivre), et en 1962, lors de l’exode, nous sommes partis en avion. Ainsi nous n’avons pas vraiment dit adieu à notre ville comme ont fait ceux qui l’ont quittée par la mer. Malgré la douleur qui dut être la leur dans ces moments, c’est un regret de ne pas les avoir partagés avec eux.
Des photos, des bouts de films, nous montrent les passagers massés au bastingage, le visage tendu vers la rive qui s’éloigne.Notre cousin Jean-Luc nous a raconté ces minutes intenses, le grand silence qui régnait à bord, les gens qui ne se résolvaient pas à quitter la rambarde tant qu’Alger était en vue, jusqu’au moment où, toute trace de la terre ayant disparu, il n’y eut plus derrière le navire qu’un long sillage.
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