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Nos origines

Chapitre 6

Fratoni

Dès notre jeune âge nous avons su Albert et moi que nous étions français, bien sûr, mais aussi que notre pays était l’Algérie, où nos parents, nos grands-parents, et d’autres encore avant eux avaient passé l’essentiel de leur existence, et où vivaient tous nos proches. Nous savions également que nos ancêtres, comme ceux de tous les Européens, étaient venus d’ailleurs.

Papa était né en Algérie, à Orléansville, de père et de mère corses. Son père avait quitté l’île vers l’âge de dix ans, sa mère toute jeune fille. Maman, elle, était née de mère croate, à Zemun, juste en face de Belgrade, dans ce qui s’appelait alors le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (avant de devenir la Yougoslavie). Du côté paternel elle descendait de familles françaises établies en Algérie depuis plusieurs générations.

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Notre père n’était jamais allé en Corse, qu’il ne découvrit d’ailleurs que vers l’âge de soixante ans. Il en ignorait la langue. Chez eux l’aïeule, Gangan, parlait le corse plutôt que le français, mais Papa semble n’en avoir rien retenu, ou en tout cas n’en a rien restitué — à part les Santa Madonna qui marquaient sa surprise ou son étonnement.

On peut être sûrs que ni Grand-père ni Grand-mère n’ont dû dépeindre à leurs enfants l’île d’origine sous des dehors attrayants (si même ils leur en parlaient). Elle n’était sans doute pas associée pour eux à des souvenirs de bonheur.

En outre nous ne pensons pas qu’une relation régulière ait été maintenue avec d’éventuels parents restés là-bas, notamment à Cuttoli-Corticchiato, le berceau des Fratoni. Les tentatives d’implanter des cousins du village sur la ferme d’Aïn-Boucif ont été épisodiques et infructueuses.

Dans un tel contexte il n’est pas étonnant que nous n’ayons possédé aucun objet venu du pays d’origine. Les immigrants de Corse sont arrivés en Algérie les mains vides, et semblent n’avoir rien laissé après eux. Il ne nous  en est pas même resté une bribe de berceuse ou une comptine.

Le contact avec l’île s’était ranimé lorsque deux des sœurs de Papa, Toussainte, puis Étiennette, épousèrent des Corses, toutefois pas au point de donner à leur frère l’envie d’y aller, ou de nous y envoyer en vacances comme nos cousins. De temps en temps l’une ou l’autre de nos  tantes nous faisait passer un peu de charcuterie (il était de mise de la déclarer « incomparable »), ou de la farine de châtaigne qui n’inspirait guère Maman mais dont elle faisait des beignets pour Papa, lequel mettait un point d’honneur à faire semblant d’apprécier.

Il existait alors en Algérie (et dans l’empire colonial en général) une communauté corse relativement nombreuse dont l’entraide était une des règles premières, au-delà de  tout clivage social, politique ou autre. Papa s’en amusait  plutôt. Il a été membre pendant quelques années de l’Association des Corses locale, sans zèle excessif. En fait la Corse ne faisait pas vraiment partie de son paysage intime.

Nous savions aussi que du côté de Grand-mère une ascendance lointaine nous rattachait mystérieusement, au- delà de la Corse, à la Grèce. Si le nom de Cargese, la petite  ville des Corses grecs, ne nous était pas inconnu, nous ignorions en revanche celui du vrai village d’origine, Itilo, dans le Magne, que cette branche familiale avait fui vers la  fin du dix-septième siècle.

En fin de compte, à la maison le lien le plus constant avec la Corse a sans doute été Napoléon, pour lequel Papa  nourrissait admiration, sinon dévotion, et dont il m’a bercé dès mon plus jeune âge — en revanche, j’ai tendance à penser que le nom de Pascal Paoli, aujourd’hui si révéré, était à peu près ignoré de lui.

À l’inverse, Maman est restée fortement liée à ses origines slaves. Née dans le pays de sa mère, elle y avait vécu jusqu’à l’âge de trois ans, avant d’y retourner deux fois en visite avec ses parents, d’abord enfant puis adolescente. Son prénom d’Ivanka était pour nous comme le reflet lointain de ce pays inconnu. Sur la base de vrais souvenirs ou d’une mémoire imaginaire elle a toujours gardé de sa terre natale une certaine nostalgie. Celle-ci s’exprimait sous forme d’images éparses, dont j’ai retenu quelques-unes qui se rattachaient à Drenovci, le village d’origine de la famille, en Slavonie (région de l’est de la Croatie qui touche au Danube). L’une d’entre elles l’avait frappée, toute petite : un cerf échappé de la forêt voisine s’était trouvé prisonnier de la cour de  la ferme familiale, et en tentant de s’enfuir il s’était percé le poitrail sur la lame d’une faux disposée verticalement contre la barrière. D’autres qu’elle nous racontait lui venaient de sa mère : des uhlans de l’armée austro-hongroise qui braillaient à tue-tête, un peu éméchés, à l’auberge du village, et s’amusaient à sauter sur les tables à pieds joints, entre verres et bouteilles, ou le goût merveilleux du sirop de framboises qu’on buvait en revenant des champs.

Le serbo-croate, comme on disait alors (de nos jours on parle de deux langues bien distinctes), fut la langue maternelle de Maman, la seule connue d’elle pendant  sa première enfance. Sans qu’elle l’ait jamais vraiment travaillée elle lui est restée relativement familière grâce aux courriers échangés avec ses lointains parents, ainsi qu’aux deux séjours au pays de sa naissance, émotionnellement  intenses, en 1929 puis en 1935.

Je n’ai pas le souvenir d’une vraie conversation entre Maman et sa mère dans leur langue natale (Maman n’en connaissait guère la grammaire, et son vocabulaire avait dû rester limité). Je n’ai pas vu non plus à la maison de livre ou de magazine dans cette langue. Cependant celle-ci était restée vivante chez les Delpy, où elle fonctionnait un peu comme ces langages codés inventés par les enfants pour que personne d’autre qu’eux ne puisse comprendre. Il était très pratique d’échanger ainsi quelques mots, un  seul parfois, même en présence de tiers, pour commenter une scène amusante ou choquante, pour exprimer une  émotion, ou pour évoquer un secret partagé.

De même qu’arrivait de temps en temps de Corse un peu de charcuterie ou de la farine de châtaigne, de Slavonie nous venaient des cœurs en pain d’épices, recouverts d’un glaçage de couleur rouge et décorés de motifs en sucre blanc, parfois agrémentés de rubans, voire, au centre, d’un miroir. Ces biscuits n’avaient pas vocation  à être mangés mais à servir de décoration, à porter bonheur.

À Noël nous avions droit à des opanke, souples chaussons de cuir et de laine, également typiques. Un lien musical avait également été conservé, grâce à une série de disques 78 tours qui offraient toute une  collection de kolos, ces danses en rond au rythme vif accompagnées notamment de la tambouritsa (malgré son nom, une sorte de petite mandoline), et il y avait aussi ce qui est peut-être, avec « Une souris verte » et « Au clair de la lune », la plus ancienne chanson dont nous gardons le souvenir, Tamo  daleko, que Maman jouait et chantait volontiers. Chant  d’exil serbe (Là-bas loin, loin de la mer, là-bas est mon village, là-bas est mon amour…), il avait été composé en 1916, au lendemain de la retraite du vieux roi Pierre et de ses troupes à travers les montagnes albanaises pour rejoindre les forces alliées.

Pour en terminer avec ce qui nous rattachait, si peu que ce soit, à nos origines croates j’évoquerai les seules choses qui remontaient à l’époque où notre grand-mère vivait encore dans son pays natal. D’abord une partie de son trousseau, confectionné par elle à Zemun au début des années 1920 (elle était couturière), sous forme de nappes et de serviettes de table dans une magnifique toile écrue superbement brodée de ses initiales, le J et le K (pour Julijana Komesarović), dont elle dressait la table pour Noël ou en d’autres grandes occasions. Ces pièces qui vont bientôt avoir cent ans d’âge sont conservées par Albert, mais elles ne sortent plus guère de leur tiroir.

    Ensuite un objet apparemment insignifiant, rangé dans un placard ou posé sur une étagère de la cuisine de Mameu et auquel nous ne prenions pas garde, mais qui se trouve être la seule chose provenant de Drenovci, où elle était née. Il s’agit d’un petit mortier tout simple avec son pilon, tous deux en cuivre ou dans un alliage de cuivre. Maman m’a dit qu’il était l’œuvre du forgeron du village. Malheureusement il ne comporte ni marque ni inscription. Toutefois son origine est, pensons-nous, parfaitement confirmée par d’autres modèles très similaires découverts sur Internet, qui proviennent des mêmes régions, aux confins de la Hongrie. Cet objet unique, quoique sans signe distinctif, est aujourd’hui chez moi.

     On peut relever enfin que Maman était moins proche de ses origines purement françaises du côté de Grand- papa, familles de souche paysanne ayant essaimé en Algérie depuis déjà longtemps. Leurs patronymes nous étaient familiers (on devait les mentionner à l’occasion autour de nous, et de lointains cousins que nous ne connaissions pas les portaient encore).

Nous savions seulement que l’Ariège et la Drôme avaient été les régions d’origine, respectivement, des Delpy et des Jacquet,  mais à peu près rien de plus.

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