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Un personnage désarmant

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Un personnage désarmant

 

  Comme en témoignent tous ceux qui l’ont côtoyé de près, c’est quelqu’un d’une simplicité désarmante et humble. De contact et d’abord commodes, il gagne naturellement la sympathie des gens et sait la préserver dans le temps et dans l’espace : ses relations sont durables et de tout horizon. D’une mobilité étonnante, il est capable de sillonner le pays en toutes circonstances pour saluer des amis et discuter avec eux autour de thèmes variés et passionnants !

 Si vous voulez vraiment lui faire plaisir, invitez-le à prendre le thé à la menthe de l’après-midi accompagné de chaudes galettes aromatisées au sanouj, cuites au feu languissant d’une bonne vieille cheminée, le tout rehaussé de ce succulent « robb* » et attendez-vous à d’intarissables discussions tant sur le « profane que sur le sacré » ! Pour vous détendre, il irait jusqu’à vous raconter de burlesques anecdotes vécues dont il détient le secret et la manière de les narrer. Le coté « bon vivant » qu’il a, nul doute insoupçonnable pour beaucoup de gens parce qu’il le cache si bien, vous surprend et avec le temps vous vous rendez compte de votre carence à cerner les facettes encore inexplorées de ce personnage impromptu ! Modeste jusqu’à l’effacement, pudique tel un adolescent introverti découvrant ses premiers fantasmes, il n’a jamais voulu voir grand, se contentant de ce qui est à portée de main et tout consacré qu’il est au moment présent, s’est peu préoccupé de ce que sera demain !

Robb : une sorte de confiture préparée à base de beurre de brebis et de dattes.

 Sa disponibilité d’esprit fait de lui un homme de communication, son savoir, un homme apprécié et recherché. Sa maison désemplit rarement : il n’y a presque pas un jour qui passe sans qu’il y ait des invités rencontrés parfois au hasard d’une discussion ou d’une entrevue fortuite ! Et le moindre prétexte crée chez lui ce besoin de faire la fête, il aime bien s’entourer de gens et de victuailles. Cet homme adore partager avec les gens ce qui appartient à Dieu ! Plusieurs anecdotes sur lui m’ont été rapportées, je vous en confierai deux qui pourraient contribuer à mettre un peu de lumière sur ce personnage ombragé et fuyant.

 Du temps de l’occupation, alors que le soir tombait, lui et son frère aîné de retour au village en carrosse, ils ont été interceptés par un groupe de soldats français à la recherche de « fellagas », il commença à louer les mérites de la France et de son génie ! Cela leur valut leur libération. Une fois loin du barrage, son frère, manifestement en colère lui reprochait cette façon de se comporter et celui-là de lui lancer cette répartie : « Mon pays est dans mon essence, le reste n’est qu’apparence ! » Un peu plus tard, on découvrit que cet homme faisait partie du réseau qui s’activait à collecter de l’argent et des biens pour aider le front de résistance !

 Quant à la deuxième anecdote, elle est plus récente. Un notable du village qui avait organisé un somptueux déjeuner et l’ayant invité, lui demanda en fin de repas, d’invoquer Allah à dessein de lui accorder ses grâces. La réplique ne se fit pas attendre : « Je le ferai volontiers pour un pauvre malheureux, quant à vous, contentez-vous de remercier le bon Dieu en distribuant un peu de sa richesse à ceux qui en manquent terriblement ! »

 

 J’ai vécu vingt-sept ans de ma vie avec cet homme. Et bientôt quarante ans après qu’il eût rejoint l’Eternel, je reste toujours convaincu qu’il est demeuré pour moi une énigme. Loin de vous le cacher, bien que vivant tous les jours sous le même toit, il a fallu que je décèle des échos me parvenant de l’extérieur pour sonder la richesse intérieure qui le motivait ! C’est vous dire à quel point on peut passer à coté de ce qui vous côtoie, si près de l’essentiel ! Sans doute parce qu’il était naturellement là, le plus normalement du monde à faire son devoir de chef de famille et moi d’user de mon droit légitime d’être un enfant…Et entre temps le reste, tout le reste s’accomplissait imperceptiblement dehors ! Alors lui de son coté, pris dans l’engrenage des relations externes, abusivement sollicité, accaparé par tant d’égards, il s’est donné corps et âme à cet élan d’attente sociale ! Moi, pendant ce temps, comme tous les enfants qui grandissent, je mûrissais…mais encore insuffisamment prêt pour comprendre que la mission de cet homme devançait largement le seuil de sa maison et qu’ailleurs, il fallait qu’il portât secours à une humanité quoique savourant enfin les premières allégresses légitimes de l’indépendance mais en majorité encore sous le joug de l’ignorance et de l’obscurantisme.

 Beaucoup de choses scindées restaient à ressouder. D’innombrables insuffisances, héritées de l’histoire éprouvante d’un peuple lacéré par tant d’envahissements incisifs, se devaient d’être comblées afin d’accéder au droit du savoir et ainsi rendre justice à la connaissance en s’astreignant au devoir de connaître…En fait, il y avait trop de pain sur la planche ! J’embrassais alors, avec l’âge et la fierté toute contenue d’un fils envers son père, l’étendue de l’intérêt sacro-saint qu’il assignait à l’instruction et à la formation ! Et lorsque je le compris franchement, il me fut éventuel de mesurer la passion et l’emportement qui animaient cet homme, habituellement tranquille et serein !

 On lui concède le mérite incontestable d’avoir laissé une œuvre indélébile, authentique legs qui se mesure au nombre de demandeurs de savoir venus par vagues incessantes le solliciter tout au long de sa vie ! Ai-je besoin, à présent, de vous dire à quel point je déplore mes nombreuses années d’égarements et d’errements pseudo-existentiels à la recherche d’une lueur illusoire et lointaine alors que la lumière était là, toute rayonnante, à ma portée ? Il me suffisait, afin de m’en imprégner, de tendre l’oreille…et la main pour l’intercepter de cet homme si humble qu’était mon père ! Chose que malheureusement je ne fis que trop tard,…à son chevet de mort. Ma main moite et tremblante cherchait sa main immobile et sans vie. Je l’ai tenue, je l’ai caressée, je l’avais enfin pour moi tout seul, je l’ai couverte de baisers et de larmes chaudes dans un fol espoir de la rendre à la vie mais elle demeurait froide ! J’ai pu rester ainsi à l’observer à ma guise, cette main qui a tant prié Allah, tant séché mes larmes d’enfant et guidé avec sagesse mes premiers pas dans la vie !

 Je ne saurai vous dire qu’elles fussent les vraies raisons d’un tel agissement !…Mais une soudaine quiétude envahit mon cœur quand je vis mon père étendu là devant moi, les yeux fermés, le visage impassible : La paix avait recouvré nos deux âmes ! J’étais heureux dans ce tête à tête et j’ai parlé pour moi, pour lui, pour deux. Je lui ai parlé comme je ne l’ai jamais fait, calmement, sereinement et sincèrement ; j’ai donné libre cours à mon effusion longtemps punie du syndrome du mâle qui, toujours fort, doit endiguer ses déficiences. Je me suis laissé aller à caresser tout son corps de ma main, la tête tapie à son cœur, un réflexe si réconfortant dans la relation père/enfant que je retrouve enfin. Hélas j’avais fortement préféré que mon père, revenu à la vie, pût apprécier l’infini élan de tendresse que j’ai tout le temps éprouvé pour lui ! Je le serrais contre moi de toute la force de ma culpabilité. Je l’aimais, je le chérissais et l’admirais, cet homme ! Et j’ai amèrement regretté de ne pas avoir manifesté plus tôt mon affection à cet être que tout le monde voulait approcher. En un temps éclair, je revoyais toute ma vie se défiler puis s’écrouler en château de cartes…

 Je me revoyais enfant, accompagnant mon père quand souvent il lui arrivait d’être invité. Et comme d’habitude, malgré sa réticence du début, il cédait à la fin devant l’expression infaillible de mon air abattu de chien battu. Il grognait des mots sourds, me regardant avec ses deux yeux d’azur d’un air qu’il voulait grave mais je parvenais à percevoir au coin de ses lèvres, enfouie sous sa barbe noire, une imperceptible esquisse de sourire. Il finissait toujours par m’ordonner d’aller me laver la figure et d’enfiler des habits plus convenables. Je détalais comme un levraut et revenais blanchi et fin prêt ! Souvent, après le dîner, pour remercier celui qui les a rassemblés autour de ce savoureux couscous bien garni de viande de mouton et de légumes variés, mon père et les autres invités se mettaient à psalmodier de larges extraits du saint Coran. J’appréciais beaucoup l'inflexion de leurs voix qui récitaient les paroles sacrées et bientôt, mes paupières ne tenant plus, je m’assoupissais, m’engouffrant dans le monde magique de Morphée, encore à l’oreille leur harmonie mélodique qui déclamait des sourates sans trêve !

 El hadj Tayeb, un ami à mon père me rappelait plus tard quand je devins adulte l’anecdote du couscous que j’aimais sucrer excessivement le mélangeant à la sauce de viande ! Il en riait de toutes ses dents et en évoquant le bon vieux temps et tous ses amis qui ont disparu, une pointe de tristesse dans son regard laissait parfois s’échapper une larme qu’il tentait maladroitement de camoufler en s’essuyant avec grand bruit le nez à l’aide d’un gros mouchoir pendu à son gilet…

 Ma colère s’éleva contre mon père, contre moi, contre l’absurdité de la vie ! Il gisait là et je m’accrochais à cet impossible espoir de croire qu’il vivrait un instant encore pour m’écouter. Je parlais. Inlassablement je parlais…Cette conversation d’un vivant à un mort dura des minutes éternelles durant lesquelles moi je mourrais dans ma détresse et lui, il renaissait dans son intense sommeil ! Se dégageait alors de ce corps raidi par la mort une lueur d’exaltation qui vous prend exceptionnellement quand les allées de l’éden, vous accueillant, s’offrent à vos pieds !

 L’âme de mon père avait entamé son voyage de l’au-delà, escortée des anges du ciel qui lui souriaient ! 

 

Par Said BELFEDHAL

Commentaires

  • ARBOUCHE Ahmed
    • 1. ARBOUCHE Ahmed Le 17/02/2019
    Salam tout le monde,
    Vous etes excusé frère Said et soyez très à l'aise avec vos frères qui ne seront jamais " chatouillés" de préjugés négatifs quant à ces réponses soumises aux moyens de communication, desquels nous dépendons.
    Merci infiniment pour vos commentaires qui me procurent un baume au coeur et une sève nourrissant mon don d'Artiste et ma plume.Répondant à votre question pertinente; venant de quelqu'un, nourri d'un besoin de "Savoir",je réponds comme suit:
    Pour moi, cher ami,peindre est une pérégrination qui me parachute aux tréfonds de l'ame pour renflouer ces sentiments qui germent en moi ou en nous.Généralement,pour chasser le trop plein de rancoeur je me réfugie dans le sublime...je peins le beau;à l'exception des caricatures dénonciatrices qui sont pour moi une forme de combat .Comme la plupart des Artistes engagés,je rejoins le " maquis ",armé d'un pinceau et d'une plume.Le résultat d'une toile dépend généralement de notre état d'ame ou notre humeur et un tas d'autres sentiments qui bouillonnent en nous.
    Dans une émission qui m'a été consacrée par l'E.N.T.V ,j'ai répondu à l'improviste à l'une de leurs questions ,que la toile ou la petite feuille de papier sont tout un monde devant l'artiste,il peut atteindre les plus lointains ailleurs ,sans visa ,ni passeport et gratuitement.Dans ce monde virtuel où tout est permis - à l'exception des délectations moroses - L'Artiste peut conquérir une planète...à la manière du petit prince de Antoine Saint-Exupéry ( dont sa femme Consuelo est venue à Cherchell).
    Passez le bonjour à votre frère Abderrahmane ; à qui je rappelle que le mariage avec la pièce de 20 centimes (Aarf Sidi Maamar ) est toujours de coutume mais sa conversion à la valeur actuelle fait casser les dents à la famille du marié...Mieux vaut voir ailleurs...ha ha ha ( pour plaisanter).Je le remercie également pour m'avoir souhaité du succès à mon exposition.
    Je n'oublie pas mon ami,le sympathique Miliani2Keur pour ces élogieux et merveilleux commentaires empreints de bon sens, d'encouragements et de bon humour.
    Le grand bonjour aussi à mes nombreux amis de Miliana dont Mohamed Benabdellah que j'invite à écrire davantage pour nous gater de ses merveilleuses publications.
  • said belfedhal
    Bonjour Si Ahmed Arbouche
    Tout d abord, je me dois de vous présenter des excuses ainsi qu aux autres pour la lenteur de mes réponses, ma connexion est des plus désastreuses.... c est selon ses caprices !
    Ensuite, j admire la teneur de vos écrits que je lis assidument et avec enormément d intéret.
    J ai aussi découvert à la lecture d un commentaire du frere Miliani que vous jouissez d un autre don...la peinture !
    Il me vient à l esprit cette confidence du grand Issiakhem lachée à un journaliste qui l interviewait..Quand je peins je souffre
    Pour vous, et si vous me le permettez, peindre c est quoi ?
    Amitiés sinceres
  • ARBOUCHE Ahmed
    • 3. ARBOUCHE Ahmed Le 15/02/2019
    Said ! Salam ,je vous félicite pour cet hymne que vous avez composé pour encenser un père qui a été un Géant,sans donner l'impression de l'etre.
    Comme je vous félicite de vous etre attelé à ces valeurs morales qui forgent le noble caractère, qui " adulent " les parents et leur expriment obeissance, fidélité et gratitude... pour toujours.
    Ce " requiem ",à la musulmane n'est, à mon humble avis,qu'un appel faisant foi de pari , lancé à " ce nouveau monde" qui nous envahit; pour lui signifier que la société est une pyramide qui s'érige sur des bases très solides; dont a fait référence et de manière très explicite, notre ami Said, dans plusieurs passages de ce merveilleux texte.
  • said belfedhal
    Mon cher frere Miliani2keur
    Je suis profondément touché par ton commentaire et je compatis avec toute personne ayant vécu cette douleur dans sa chair....Un seul etre vous manque et tout est dépeuplé
    merci encore
  • Chantal
    Bonjour Said Belfedhal,

    Merci de nous avoir fait partager vos émotions car elles font écho à tous ceux qui, comme vous, comme moi, ne savaient pas, étant jeunes, que le temps passait si vite et que ceux que l'on aimait pouvaient disparaître du jour au lendemain, a fortiori, en période de guerre !

    Vos émotions sont tellement perceptibles dans ce texte qu'elles témoignent non seulement de votre sensibilité mais également de votre authenticité.

    Merci à vous !

    Merci également à Miliani2Keur pour le partage de cette merveilleuse chanson !

    Bonne journée à tous.
  • Belfedhal Abderrahmane
    • 6. Belfedhal Abderrahmane Le 07/02/2019
    bonjour a toutes et a tous
    mon cher said voila une plaie qui s ouvre de nouveau , de notre pere on gardera cette grande qualite d educateur qui lui a valu apres sa mort l ouverture d une mosquee et un quartier en son nom
    mon cher said je ne te l ai jamais dit auparavant ton attitude profonement touchee en regardant longtemps notre pere qui venait de quitter son monde s explique par un autre moment plein lui aussi de grande tristesse, nous renvoyant quatre annees auparavant c etait le jour ou notre mere cherie nous avait quitte sans que toi et moi soyons presents pour l ultime adieu et son enterrement
    les deux; etudiants a alger et oran, avises du deces par un telegframme perdu dans les coulisses des cites universitaires on ne pouvait qu etres parmi les absents
    mon cher said en regardant anisi notre regrette pere tu voulais recuperer le temps d une sequence celle de notre mere qui m a inspire pour ecrire RAH ENNAHAR RAH merveilleusement compsee et et chantee par le trio el hidhab
    mon cher said merci pour ton texte qui m a permis le present commentaire que j envoie dans des moments exceptionels
  • Miliani2Keur
    • 7. Miliani2Keur Le 07/02/2019
  • Miliani2Keur
    • 8. Miliani2Keur Le 07/02/2019
    Said il est 9h51 de ce jeudi, des larmes a la lecture dr ton texte qui "coulait" fluidement en moi apres le premier paragraphe ... tu parle pour moi aussi qui ai vecu la triple frustration de perdre mes deux grands peres et mon oncle paternel aîné... de ne pas les avoir suffisamment "bus", je la revis a chaque geant de ce pays candidat a l'ultime départ, et je suis convaincu que ce pays, cette societe n'est pas encore "passée" a table! Et que des cet instant notre printemps sera permanent!
    Said ton texte depasse la littérature ... said mon frere (si tu permets)

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