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Par Said BELFEDHAL

  • Le passé.....un mal nécessaire

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    L’homme est chargé de temps qui défile et se consume. Il est là, à la recherche d’un sens lui donnant l’envie de vivre et d’accepter à son échelle cette notion si abstraite et toute relative de la temporalité. A-t-il d’abord inventé le présent, ce moment où l’on doit tout imaginer en quête de nos besoins face à l'inexploré ? Et le futur est-il venu ensuite parce qu’on a découvert l’aptitude de passer le temps à faire des projets…trop souvent inachevés ? Le passé, nous échappant tout le temps, s’accomplit-il à nos dépends et nous dépasse ? Mieux qu’aujourd’hui et demain, hier en nous éclairant, ne nous renseigne-t-il pas sur la gravité de nos maladresses ? Certainement autant sur nos richesses à peine effleurées ! Toute la correction, tout le mérite viendraient donc de là ! Que pèseraient alors le présent et l’avenir dans la balance du temps sans le poids et le témoignage du passé ?

          La Terre entière tourne autour de ce postulat…      

     

     

    Belfedhal Saïd    

  • Ces BD, neuvième art qui a bercé notre enfance...

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    À nos cher(es) bédéistes, ces BD, neuvième art qui a bercé notre enfance et notre adolescence !

    Nous avions au village un couple de libraires du nom de Coucou et souvent quand le mari venait à s’absenter, la femme tenait toute seule ce commerce très attrayant. Située au centre ville en face de la grande place publique, leur boutique bien achalandée et très fournie exposait des revues, des magazines et des illustrés dont nous raffolions tous. Cet attirant étalage installé à l’extérieur de la librairie suscitait souvent de grands attroupements. Tayeb savait par expérience que la malheureuse propriétaire occupée à encaisser ou à rendre les pièces de monnaie ne pouvait rien contre lui. Remonté à bloc par son insidieux compère ( qui n est autre que Abderrahmane notre illustre avocat et un passionné du site Miliana ), il parvenait souvent à extirper une pile d’illustrés puis jambes au cou, prenait la fuite.

    Une fois, il a fait mieux…ou pire ! Il s’était débrouillé un rat mort et bien gros qu’il avait dissimulé dans un mouchoir. Se présentant devant la dame et choisissant le bon moment, il exhiba la bête sur le comptoir et la pauvre, terrorisée se terra dans l’arrière-boutique située dans le souterrain. Évidemment, le reste c’est du self-service, un jeu d’enfant ! Il faut se l’avouer, le butin une fois conquis, nous les accueillions en héros, ces deux lascars. Que de Blek, d’Akim, de Nevada nous avions dévorés des yeux, enfermés chez nous à l’abri de ces brûlantes après midis d’été !

    Ces illustrés circulaient dans tous les quartiers. On pouvait se les passer à tout moment. Grâce à ces échanges, beaucoup d’élèves se sont construits et ont appris avec bonheur à s’exprimer en français ! Mais ces échanges n’étaient pas toujours loyaux : Il m’arrivait de temps en temps de tricher, voire de mentir carrément ! J’enfermais dans une armoire une vieille valise qui servait de cache à mes illustrés. C’était en quelque sorte ma « bibliothèque noire »car mes parents, surtout mon père, ne voyaient pas d’un bon œil ces publications de Satan qui nous obnubilaient et nous dérangeaient l’esprit ! Un bon nombre de mes amis de classe et d’école avaient été progressivement infectés par cette déviance. C’était de loin notre hobby favori ! A travers cette occupation, nous cherchions à nous exprimer et à communiquer ! Des premières peintures dans les grottes de Lascaux à Titeuf, le principe n’a pas changé : tenter par des dessins de transmettre des émotions, un message, ou de raconter une histoire.

    Et dire que la bande dessinée qui berça notre imaginaire juvénile du moment n’a vu le jour que dans les années 1800 avec, entre autres, l’Imagerie d’Épinal ! J’ai du lire quelque part que les albums d’images d’Épinal sont les premiers livres où l’on peut trouver des histoires racontées par une suite de dessins, dont le texte se trouve au bas de la page. Ces illustrés récupèrent parfois de grands classiques de la littérature enfantine, comme la Belle au bois dormant ou Cendrillon, mais aussi des récits historiques. Un peu plus tard, la bande dessinée américaine — soutenue par l’humour, d’où elle tire son nom de comic strip — est en pleine effervescence. J’en retiens de nombreux personnages : Popeye et Mickey Mouse, de nouveaux genres d’aventures avec Tarzan et Dick Tracy et la science-fiction avec Mandrake et Flash Gordon…

    Ils devinrent par la suite très vite populaires.

    De nombreux cercles de revente et de troc ont permis à ce neuvième art de vivre ses années de gloire ! Comme beaucoup d’autres, n’ayant pas toujours les moyens d’acheter les nouvelles parutions, je prenais alors mon précieux butin et me rabattais sur le « marché du troc ». Chacun y trouvait son compte aussi m’arrivait-il assez souvent de trouver le numéro de l’épisode manquant.

    Quand mes amis venaient récupérer leurs bandes dessinées, j’inventais des situations incommodantes : - « Écoutez, ma valise se trouve dans la pièce où mon père fait sa sieste. Revenez plus tard ! » Plus tard, je leur disais : « Il vient tout juste de se retourner sur son épaule gauche et si jamais je le réveille c’est ma valise et tout son contenu qui vont passer ! » Mes amis n’étaient pas dupes, ils flairaient la menterie et dans mon for intérieur, je savais que ce n’était que partie remise !

    Leur revanche, ils l’ont eue bien des fois…

    Jusqu’à présent quand je suis de passage chez Abderrahmane qui habite maintenant Tiaret, je suis toujours heureux de retrouver ces illustrés du bon vieux temps. La magie opère encore ! Mon frère comme à la prunelle de ses yeux, tient à ce filon rare ramassé pépite par pépite et d’année en année. Il est un des rarissimes « chercheurs d’illustrés »de cet âge d’or ! Aux survivants de cette époque, il a aménagé spécialement un meuble ! Et de temps en temps pour « s’envoyer en l’air et remonter dans le temps », il s’encastre dans ses bandes dessinées. Du coup, ses yeux s'émeuvent, s’humidifient, et machinalement, comme lui, en silence et sans le déranger, je cède à la tentation. Un tableau insolite : deux sexagénaires assis là, l’un à côté de l’autre, tenant chacun entre les mains un épisode de ses héros de toujours. Que c’est dur de se mettre définitivement dans la peau d’un adulte ! Mais comme c’est doux de surprendre en ces instants–là dans nos regards les empreintes immortelles de l’enfance !

  • La guerre dans la peau d’un enfant…

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    La prime jeunesse a passé. Je me trouvais tout à fait incidemment au 1er collège (L’école Route d’Aflou) au milieu des petits français, parce que notre père porté sur l’instruction et la connaissance, grâce à l’appui d’un ami qui avait ses entrées un peu partout, nous en avait assuré la scolarité. Mais nos études furent vite interrompues en raison des divers déplacements liés à la situation du moment (1958-1959). Mes deux frères, Khaled, Abderrahmane et moi-même allions nous retrouver, cantonnés à Nadhora (Souk erroumia), une bourgade peuplée d’une centaine d’habitants, située à l’est de Sougueur. En allant sur Aïn Dzarit, une déviation en profondeur vers le sud nous fait quitter le goudron laissant place à une piste ennuyeuse et rocailleuse…Au bout du périple, une éolienne, surgie de ce site lunaire, sa roue en mouvement, nous remet enfin sur une empreinte de vie : un petit hameau s’y dévoile, violenté de vents pénétrants.

    Même aujourd’hui, les rares fois que j’ai l’occasion de prendre cette route, je me plais à méditer du regard jusqu’à le perdre de vue ce détour indéfectible qui mène là-bas où le ciel et la terre se touchent, vers les djebels, recollant en moi les ultimes fragments de mes beaux souvenirs d’enfant qui prennent instantanément forme et taraudent mes pensées ! Je n’y suis jamais retourné, mais je revois encore notre maison et sa cour extérieure et, en face une grande allée plantée d’arbres. Une aire propice à nos nombreux jeux.

    Nous avions des voisins et le mur mitoyen qui nous en séparait constituait en fait une nette frontière entre deux mondes profondément différents ! Tout nous divisait : la langue, la religion, l’histoire, surtout leur statut d’occupants venus s’installer dans nos terres mais ce vieux couple de colons fort sympathiques avait su briser ces barrières. Tout d’abord, ils ont toujours préféré vivre au milieu des arabes malgré les incessantes recommandations de leurs concitoyens. Ensuite, je me rappelle de la générosité si naturelle de leurs enfants : Marie France, Vivette et Jean aimaient bien nous prêter leur bicyclette pour d’interminables randonnées, partager de bon cœur avec nous des gourmandises raffinées. Mille et une complicités nous liaient. Nous aimions agencer des pièges dans la neige pour neutraliser de malheureux volatiles, courir de longues heures derrière un ballon ou jouer à colin-maillard. Et enfin, le plus important de tout : Nous étions des enfants et vivions notre vie d’enfants sans lien conscient avec la guerre que se livraient les adultes. Dans mon puéril univers, la guerre n’avait pas de place. C’est une effroyable chose qui m’empêchait de me distraire, car à cause d’elle, nous étions en perpétuelle cavale. A peine le temps d’affermir une relation amicale que c’est déjà le départ ! Une vie de bohème, un périple de nomade. Cette « douloureuse guerre » dont les tenants et les aboutissants m’échappaient encore me ravissait mon enfance. Je l’abhorrais, je la haïssais pour cette seule privation…

    Toute l’école, à quelques mètres seulement de notre habitation, se réduisait à une seule et même salle rassemblant une poignée d’élèves répartis en trois niveaux. Notre maître nous mettait en rang puis deux par deux nous faisait rentrer en classe. Là, en ce lieu, le temps n’a plus la même dimension ni aucune prise sur cet espace de bois, de livres et de cahiers. Le réel cède le pas au fabuleux qui nous mène à travers un univers sans issue. Le tableau noir se bourre de mille mots séducteurs et souvent insaisissables. La voix du maître, rassurante, douce, autoritaire et savante fait rayonner dans nos esprits remplis d’incertitudes la lumière du savoir.  Ici, j’ai envie, sous le sceau du secret de partager avec vous un vieil incident que j’ai traîné longtemps comme un boulet de canon mais n’en soufflez pas un mot ! Entre parenthèses, c’est de vous à moi !

     (J’étais le benjamin de mes frères et tous les trois, par la force des faits, nous nous trouvions au même rang. Monsieur Chachoua notre maitre d'école qui nous venait…. je crois de Sidi Belabbes, dut s’interroger sur ma présence au milieu de ces grands gaillards. Devant son étonnement, mes deux frères s’empressèrent sans aucune réticence, à recommander au maître de me recaler en « classe préparatoire », et c’est ce qu’il fit en m’ordonnant de m’asseoir dans la rangée des débutants ! Par une simple manœuvre, je me retrouvais donc à la case de départ et je dis adieu à deux années de mon pénible actif scolaire ! Il serait inconvenant, moi le petit « Tom le Pouce » de faire partie de la cour des grands ! Je devenais donc par ce décalage de niveau l’élève le plus âgé de ma rangée ! C’était déjà ça ! D’ailleurs, il en sera ainsi durant tous les cycles scolaires : le vétéran sinon l’un des plus vieux dans toutes les promotions que j’ai fréquentées ! Et c’était assez rude à supporter…) 

    Notre vie s’écoulait paisiblement entre les jeux et l’école et si l’on m’avait demandé mon avis, j’aurais sans ambiguïté choisi de finir toute ma vie dans ce minuscule faubourg, enfoui discrètement au milieu des monts de Goujila…mais un jour terrible allait sonner le glas de cette belle retraite.

     La guerre était là, toujours présente même si on essayait de nous la cacher en nous entourant de mille attentions rassurantes. Sans doute parce que pour les parents, les enfants, en principe non concernés, devaient en être épargnés ! Seulement, la guerre comme la mort est une grande faucheuse. Elle ne choisit pas, amblyope, ne discerne rien et pareille à une trombe, emporte tout ce qu’elle trouve sur son passage ! Certains, férus d’espace et de mégalomanie la décident et d’autres la font ! Ceux qu’on tue ne sont pas toujours forcément ceux qu’il faut tuer ! La guerre n’entraîne pas uniquement la mort physique. Pire encore et bien avant, elle vous a déjà tué de l’intérieur, infectant votre conscience comme le ferait une opinion sélective. Elle brise dans son élan la joie qui vous emplit le cœur dès que vous rencontrez le regard candide d’un enfant étranger. Elle efface le sourire affable qui illumine habituellement votre visage quand vous côtoyez ce camarade-là dont vous commencez à peine à apprécier la conversation. Elle suscite la peur et sème le doute chez ces petites âmes qui ne demandent qu’à vivre sans restrictions ni discriminations. Elle ensemence dans votre cœur les germes futurs de la haine et du mépris, vous endurcit et ranime en vous la bête primitive qui somnole. Vous apprenez avec le temps à devenir quelqu’un qui dévaste et ôte la vie, à violer ce qu’il y a de plus beau chez un enfant : Son regard vierge et candide posé sur l’existence et sur le monde ! Sa curiosité et son besoin de « créer des liens ». Tous les enfants de la Terre sont prédestinés à aimer la vie, à s’amuser sans démarcations et sans privations. A vivre en paix ! A vivre leur enfance ! Que dire à notre époque de ces petits africains de treize ans, soldats engagés malgré eux dans un « combat adulte », qui manipulent des armes fatales, très lourdes à soutenir sur leur frêle carrure et sur leur molle conscience ?

    Ces réflexions sur la guerre ramènent à mon esprit cette éloquente citation de Jean Rostand « On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d’hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu ». Les dieux de la guerre n’ont pas d’humanité…

    La guerre est le pire cauchemar des enfants, leur bête noire. Une endémie qui dissèque les familles, y sème la dissension et fabrique des veuves et des orphelins en série…

    Ce matin-là, une lourde atmosphère pèse sur Nadhora. Le moment est grave. Des hommes, à quelques mètres plus loin de moi s’affairent à discuter. Ils portent des tenues militaires et à l’épaule des mitrailleuses ! Je sus plus tard que c’était des gendarmes. Le bruit court qu’on vient d’abattre un vieux couple de colons…Seraient-ce M. et Mme D…? La nouvelle tombe comme un hachoir. Effectivement, c’était bien eux ! La veille, quelqu’un, hébergé et caché par Mr Chachoua… les aurait descendu d’un pistolet, à bout portant ! Je ne comprenais pas, je restais choqué, et de toutes les images que j’ai pu défiler sans cesse dans mes pensées, essayant en vain de déceler une anomalie quelconque dans le comportement de ce couple sénile, pas une seule n’expliquait un tel drame ! Je restais convaincu que mes voisins étaient irréprochables, d’ailleurs tout le faubourg pouvait en témoigner. Je sus plus tard que le vieux colon était un ex-militaire de l’armée française. Cela ne m’a pas empêché de  penser profondément à Marie-France, à Vivette et à Jean ; qu’allaient-ils devenir ? Comment réagiraient-ils face à cette tourmente ? Je ne les ai jamais revus depuis…Mr Chachoua… non plus. Mon maître d’école que toute la classe adorait, mêlé à cette intrigue ? Lui si gentil, si avenant et qui en plus était toujours bien accueilli chez les D…; il lui arrivait même de passer des soirées entières en leur compagnie !

    La « culture de la guerre » c’est aussi ça…surtout ça : Vous vous trouvez dans des situations extrêmes où vous devez faire des choix pénibles ! Je mythifiais un peu trop la condition humaine. J’avais beau penser qu’à force de volonté l’Ange sur le Diable finirait par l’emporter seulement l’histoire des hommes m’enseigna que des civilisations entières se fondèrent par le sabre, à l’épée et sous les boulets de canons ! D’autres suivirent et périrent ensuite avec d’autres armes. Les croyances, les frontières, les nationalités, les races, les cultures, le désir de s’octroyer l’espace enrégimentent des peuples entiers. Mais aurait-t-on, de part et d’autre, le droit pour les faire prévaloir de tuer des millions d’hommes ? N’y aurait-il pas d’autres conduites plus dignes de pacifier les relations humaines ? La guerre est depuis la nuit des temps une machination qui décrète le monde ! Elle fait peau neuve à longueur de siècles mais ses desseins n’ont pas chancelé d’un iota… 

    Je ne savais pas comment me l’expliquer mais une bonne partie de ma prime scolarité s’affecta d’un personnage insolite que je découvris à la lecture de mon tout premier roman relatant l’histoire extravagante d’un pantin nommé « Pinocchio ». Khaled qui raflait tous les livres en fin d’année l’avait reçu comme premier prix de français. Bien illustrée et agréablement calligraphiée, l’aventure fantastique de cet « être de bois » m’avait vraiment marqué ! A certains moments, je ne parvenais plus à distinguer le tangible du merveilleux. 

    Ce pantin se substituait à moi. Mieux, il était moi ! Tantôt, il me faisait de la peine, tantôt, je le trouvais odieux et paresseux. On me disait que si tu mentais ton nez se rallongerait ! Et souvent, dans ce cas de figure, j’examinais sans cesse les proéminences de mon nez.

    Je venais de contracter le complexe de Pinocchio…

    Ce livre de chevet m’a permis d’appréhender certaines énigmes dans le comportement humain. A force de détermination et de constance on peut évoluer vers le bien. Pinocchio est devenu au bout de son périple un joli garçon en chair et en os, grâce à sa bonne conduite. Je me demandais en ce temps-là pourquoi les adultes qui m’entouraient – ces va-t-en-guerre déjà bien en os et en chair ! - ne parvenaient-ils pas à devenir eux aussi de gentils hommes ? Pourquoi se tiraient-ils des balles alors qu’il y avait de la place pour tout le monde sur la Terre d'Allah ? Hélas, Pinocchio avec tout son bel enseignement n’avait pu mettre fin à la guerre et à la violence. Il restait impuissant devant mon équation ontologique, devant mon effroi face à la hantise des êtres humains ! Ah, (et je me surprenais à le dire) si j’avais cette faculté de les convertir en pantins ! Je mettrais à contribution tout ce beau monde au sort de Pinocchio car j’étais persuadé que « devenir un homme de chair et de sang » se méritait ! 

  • Mais où est donc passé mon village ?

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    Ce texte se veut une réponse à notre aimable ami Mr Bradai qui a évoqué le nom de mon village Sougueur ex Trezel, un village qui a perdu toute son attraction d autrefois...

     

    Trezel

    Parce que la plus forte, et à présent ravivée, rejaillit cette douce évocation de mon village fantôme !

    Mon paisible, mon tranquille, mon doux village pris d'assauts de toutes parts, dépouillé, usurpé, défiguré, dévasté comme une terre livrée aux mauvaises herbes, n'est plus, englouti par des années d’indifférence. Mon délicieux hameau de paix se défertilise, se désertifie, s'équarrit et se meurt dans une mutité totale et complice : déficients parce que disséminés et démissionnaires, ses authentiques enfants le pleurent sans larmes.

    Leur culpabilité est aussi profonde que leur souffrance.

    Mon village exsangue et moribond a capitulé, piégé dans la bourrasque de l'anarchie « urbanisante », déclenchée par quelque espèce rompue au réflexe grégaire de bâtir n'importe où et n'importe comment, faisant fi des considérations architecturales, urbanistiques et autres écologiques ! Qu'importe tout ce verbiage dithyrambique aux yeux de ces bâtisseurs de la vingt cinquième heure ? Cette rhétorique esthétique à propos de la touche distinctive de la région ? Pourvu qu'ils s'accaparent ce délire de promotion personnelle aussi, tels des gladiateurs de l'antique Olympe, plus haut, plus vite, plus fort, ils construisent à perte de vue. 

    Ils conquièrent des terres autrefois autrement utiles et…sans relâche, d'arrache pied, pierre par pierre, ils construisent un pied à terre, par-là, par-ci, sans répit…à perdre la vie…ils construisent leur « tombeau de la vie !»  

    Du béton, de la dalle s’emparent brutalement du village. Et de voir ces charmantes toitures de tuiles et d’ardoises finir entre les mâchoires dévoreuses des grues assassines, ça vous poignarde l’échine ! Comme les vieux, « ça n’a qu’une goutte de sang dans les veines et ça vous saute au visage », vous assistez impuissants au dépérissement de ce patelin. Le territoire est pourtant si étendu, si relâché et si généreux qu’on aurait pu bâtir de nouvelles villes et prémunir ainsi la mémoire historique de ces milliers de villages qu’on déprave ! On aurait eu alors la possibilité de nous réconcilier en profondeur avec le riche passé de notre pays ! Chaque pierre, chaque tuile, chaque empreinte adhèrent à l’histoire millénaire de ce territoire ! La culture de l’oubli et du rejet, qu’elles qu’en soient les motivations, peut se révéler aventureuse dans la vie d’une nation qui ne consent point à observer les vertus de la diversité ! 

    Mon village se dépersonnalise, se dénature, se désagrège dans cette excroissance tentaculaire et démesurée. Ayant tellement pâti, il en ressort tronqué, lui…si charmant, si gracieux, si coquet…aux rues larges et aux trottoirs bien agencés, aux quartiers impeccablement entretenus, aux maisons sobres et sagement alignées, aux allées disciplinées, décorées d'arbres sélectionnés, il se métamorphose en une espèce de bourg non identifiée que la sociologie urbaine doit inventorier sinon inventer. Cette « chose », sale et hideuse rassemble pêle-mêle des gens jonchés les uns sur les autres, au gré du besoin du moment et du…tout venant opportuniste ! Certains « quartiers en chantier permanent » y ont poussé sauvages, prématurés, insoumis et têtus, sans arbres, sans pavés, sans trottoirs, sans égouts. Toutes nues comme des vers de terre, même pas achevées, ces habitations se négocient et se vendent aux plus offrants, aux plus pressants, permettant à de copieuses opérations immobilières de se mouvoir dans d'obscures transactions ! Ces constructions périphériques ont sédentarisé de fortes populations, débarquées d'un ailleurs déraciné et çà et là, telle une métastase, des pôles populeux et insolites se sont multipliés.

    Râlant et ankylosé, le cœur agressé et épuisé de mon village a craqué…par suffocation, apostrophant notre conscience pour « non-assistance à petit village en danger d'extinction »  

    Mais combien sont-ils ceux qui se soucient sincèrement de cet appel de détresse ? De ce s.o.s ? Le décryptent-ils au moins ? Ressentent-ils alors l'imposant tribut que ce patrimoine est en droit de revendiquer et qui reste impayé ? Cette manie de vouloir détruire tout ce qui est beau relève-t-elle de la simple impéritie, à la limite réparable ou, plus dramatique encore, révèle-t-elle au jour l'ampleur des préjudices de raisonnements mortels, animés de rancœurs vaines et inopérantes d'une époque consommée, régissant autant le dispositif mental des gens ? 

    Toute inimitié, toute haine, si légitime soit-elle, reste amorale, seul le pardon mérite respect mais cela réclame vaillance de cœur et noblesse d'âme ! Serions-nous donc « portés » sur la barbarie vengeresse et le vandalisme punitif ? Cela est un autre débat. Quoiqu'il en soit, un souci catégorique nous renvoie à la face cette effarante interrogation :

    - Mais où est donc passé mon village ?

    - Porté disparu…un peu comme les vieux métiers…hélas, on n'en fait plus ! 

    Alors, quelque part dans mes rêves persécutés par des remords, je revendique ce paisible, ce tranquille, ce doux village et c'est toute mon enfance trahie, mon adolescence meurtrie qui le clament à cor et à cri…à coups de souvenirs et de nostalgie. 

    Je survole le temps et se défilant sous mon regard, je vois revivre le jardin public combien choyé de ses vénérables serviteurs tous fiers de sa flore abondante, de ses généreuses fontaines versant sur leurs vasques de marbre des jets d’eau ininterrompus. Je poursuis du regard les folles trajectoires de quelques téméraires gouttelettes, expulsées plus haut et plus loin par la force du débit, qui humectent avec ostentation le gazon d’où s’échappe un doux effluve, émoustillant la loquacité des oiseaux pendant la saison des amours. J’évoque ici nos interminables controverses, assis sur ces larges bancs où tant de chimères et d'espérance ont fleuri dans nos juvéniles esprits bercés du clair de lune de nos brèves nuits d’été.

    Je vois, acclamée de mille voix vibrantes, notre chère équipe locale dès son apparition sur le terrain et le stade municipal s’enflammer à chaque slogan scandé par les supporters abrités sous l’ombre des pins ravinés de résine aux odeurs qui taquinent les narines. Je me revois agrippé au grillage, grignotant ces succulentes cacahuètes encore chaudes, grillées et salées offertes par mon grand frère, à l’époque, pétrisseur. Ainsi dans ma tête une équation sans inconnue s’était définitivement établie : dimanche = stade + cacahuète donc détour obligé par la boulangerie de Si Youssef ! Ce rituel m’a accompagné durant une bonne partie de mon adolescence. J’entends encore nos commentaires incisifs et acerbes à l’occasion de chaque « ratage », commentaires qui se poursuivront tard dans la nuit au café « El Badri » ! Le boulodrome discret et jalousement enserré de platanes m’apparaît avec sa petite foule d'accoutumés se désaltérant après une partie de pétanque et dansant un soir d'été naissant. Je découvre en train de s'animer furtivement sous un matin levant, la place publique de sporadiques allées et venues de gens pacifiques et allègres. Je retrouve les regards familiers de gamins aux visages exubérants à l’approche des liesses des kermesses et des réjouissances de fin d'années scolaires. Je reconquiers ces longues veillées des rudes et durs hivers. Blottis aux poitrines clémentes de nos grand-mères, engourdis et le regard hagard, nous épongions notre soif d'histoires sur l’affolante « Tergou » ou le fabuleux « Smimi ennda*», personnages sans âge qui envahissent les rêves de nos nuits, auprès d’un feu de bois crépitant dans nos vieux âtres. Je m’ennuie souvent de ces parfums âcres et sauvages des coquelicots, des boutons d’or, des marguerites et des géraniums cueillis lors de nos promenades printanières à travers champs et fermes. Mon corps se souvient de nos baignades d’été où l’on se barbotait, tels des canards sauvages, dans l’oued Soussellem, heureux comme des anges. Comment oublier l'ambiance automnale de la saison féconde des vendanges, source de travail et de fruit du pauvre, au quotidien ? (Aujourd’hui que le raisin a disparu de notre paysage, cédant le pas aux tempêtes de sable intempestives et stressantes, on ne comprend que mieux « les raisons de la colère » des éléments déchaînés !). J’écoute le crieur public « el berrah » et ses communications communautaires qui se répandent de bouche à oreille ainsi qu’un feu de mèche dans tout le village. J’entends les incessantes invites du « guerrab », un personnage providentiel toujours là, son outre en bandoulière, faisant retentir les sons familiers de sa cloche prêt à étancher votre soif. Il vous verse dans une coupe de cuivre une précieuse eau revigorante assaisonnée d’un arrière goût d’huile de cade dont la fraîcheur se balade longtemps dans votre palais. Et les tumultueux brouhahas du souk et ses curiosités pittoresques parvenues de tout horizon ! Cette singularité, cette diversité… Tout cela hissait notre fierté d’un dièse.

     

    « Contes du terroir » 

    Je perçois les cliquetis matinaux et les clameurs si familières de nos métiers qui ont tant séduit mon oreille, en suscitant ma curiosité toute enfantine : Du tisserand habile aux mains agiles perpétuant la chaleur charnelle du tapis et de la djellaba, traditions élaborées de notre terre maternelle, au teinturier artiste, par des couleurs nuancées, prodiguant la gaieté dans la simplicité franche et naïve du bon vivre champêtre. Du forgeron fort et solide à qui pas un fer ne résiste, rougi au soufflet par la flamme vermeille, modelé au marteau sur l'enclume qui renvoie au dehors son échos cadencé, au cordonnier aux mains lestes et alertes, maintenant coriacement la rugueuse vie de nos souliers vagabonds. Et ce bourrelier qui, en les pavanant, anoblit le cheval et son cavalier quand la fantasia est à l'honneur ! Que dire du menuisier ébéniste dont nos rustiques armoires, œuvres repues d'affection et de passion reçoivent les senteurs inégalées des bois du terroir et conservent, jusque dans leur rainure, l'empreinte indélébile du maître d'art ! Ah ce généreux boulanger ! Lui qui nous fait vivre, qui nous fait manger de ce pain nutritif, pétri de bon cœur par ses mains nourricières…et combien d'autres petites choses encore, imperceptibles à l'œil brut et profane, que je me dois de celer par dilection pour les passionnés qui ne savent bien voir qu'avec leurs cœurs ! C'est toute l'âme ressuscitée de mon village qui se réveille et se meut ! 

    Alors, une unique convoitise, une seule hantise sature entièrement mon être : vivre de toute ma vie de « sougri » les précieux fantasmes de mes rares nuits « trézéliennes » ! Il nous faut le dire; nous n'avons pas été assez préventifs pour retenir une règle de vieil usage, passée en adage : que le futur se corrige, se remanie et s'édifie de son passé, et que les belles choses, d’où qu'elles viennent, doivent se maintenir sans quoi ce serait un manquement au passé, une offense au présent, un mépris à l'avenir, un outrage à la vie. 

    Mais pour s'en guérir, doit-il suffire de chérir les souvenirs ? Et quelque harcelante et entêtée que demeure leur endurance, résisteraient-ils alors à l'oubli ? L'oubli est humain…la douleur davantage.

    Où que nous allions, quoique nous fassions, ce passé-là est permanent car si simple, si divers, si coloré qu'il s'impose à notre être intégral et, en nous faisant mal partout, nous fait du bien quelques parts. On ne peut que mieux pénétrer la désillusion et la déchéance de générations entières, qui peinent à traînailler le pesant cadavre d'un présent en décomposition incessante. Fantomatiques, faméliques, nous nous agrippons de toutes nos âmes, d'un ultime souffle d'inhalation, à cette époque quasi-fictive, avec cette résolution d'aspirer, en l'espace d'une éternelle échappée, aux félicités d'une ascension sans détour et sans retour ! 

    Oh ! Compagnons égarés, amis épars de mon village confisqué ! Il me tarde de vous rejoindre, maintenant que l'espoir qui me faisait vivre a cessé de vivre, et déjà parmi vous, me ressourcer et m'identifier enfin !

  • Réjouissances d’autrefois

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         Le Maoulid Ennabaoui est assurément la plus prestigieuse fête de l’Islam. En ce jour-anniversaire de la naissance du vénéré Prophète (que la Prière et le Salut soient sur lui !), et selon les traditions propres à chaque contrée musulmane, diverses activités s’étalent durant toute la semaine. La fête occupe tout le village. On la voit, on la sent, on la touche, elle est dans les étalages des magasins, à chaque coin de rue, dans les regards tranquilles et sereins de nos vieillards, sur les visages ravis des enfants, dans les maisons fumantes d’odeurs et de senteurs hospitalières, dans les mosquées d’où déferlent des versets du saint Coran récités d'une voix sublime qui exhorte l’âme. La nuit, partout sur la terre d’Islam, se lève un autre jour étincelant de lumignons qui commémorent l’avènement d’une naissance, constituant voilà quatorze siècles l’un des décollages épistémologiques les plus marquants de l’histoire de l’humanité !

                Pendant l’occupation française et pour bien affermir notre appartenance religieuse, Mâchou Ahmed, un jeune militant de l’époque, construisit en compagnie d’autres jeunes la maquette d’une jolie mosquée de bois décorée de bâtons d’allumettes. Cet homme est devenu par la suite un grand comédien dans une troupe de théâtre qu’il avait lui-même montée, surnommée de manière facétieuse « L’arbi mghendef » (l’arabe le buté), une appellation révélatrice d’une image trop longtemps entretenue par l’idéologie coloniale aux fins de justifier sa longue présence et asseoir sa prééminence dans ce pays. Quelques-uns des compagnons de ce pionnier des planches, se rappellent encore du texte repris en chœur par l’ensemble des interprètes à l’ouverture du rideau.

                Dès la nuit tombante, devenant une tradition au fil des années, cette mosquée montée sur un support et soulevée à même les épaules par un groupe de jeunes, faisait le tour du village et devant, derrière, de tous les cotés, une foule joyeuse et délirante suivait le cortège lumineux ! On éteignait l’éclairage public et seules, les illuminations des feux d’artifice et la lueur des bougies attisaient cette solennelle parade ! La « ghaïta » de si Abdelkader et le « tbal », jusqu’aux années 70, sont devenus les instruments fétiches de cette manifestation. Ils sonnent encore à mon oreille les sons gutturaux et rauques que le caractériel « el ghaïatte » laissait échapper de sa « zorna », sous la cadence frénétique des coups récursifs du tbal porté en bandoulière par l’autre…si Abdelkader (il y en avait deux !). Ses mains tiennent chacune une baguette dont l’une finissant en boule frappe lourdement le cuir souple dans un rythme persévérant qui incitait aux transes collectives ! Ce duo de choc avait fait les belles nuits du mawlid ennabawi. Partout où il passait, des jeunes, des moins jeunes, sensibles à cette invite nous épataient de leurs tours de danse ; les pétards criblaient le ciel de Trézel (actuellement Sougueur) soudain éclairé d’étincelles ! La fête battait son plein !  « C’était la balade des gens heureux »

     

                 Le groupe « Touat » des gouraras - dynamiques fils du bled et originaires d’Adrar- a toujours su apporter une touche pittoresque à cette commémoration ! Armés de leurs fusils chargés de poudre noire, ornés en la circonstance de leurs tenues bleu azur, les jeunes de Si Rachdi incarnent à eux seuls la grande liesse populaire des sougris ! Avançant au rythme élaboré et combiné de plusieurs derboukas de différentes tailles, ils exécutent, la carabine à la main des danses et des airs vieux de mille ans. Au fur et à mesure de leur progression, le taux d’adrénaline montant, le refrain si bien connu de la population est repris par tout le monde et l’on sent l’aboutissement vers quelque chose, vers l’osmose, vers la déflagration. Le rythme s’accentue, la tension augmente, ils se constituent en halka, redressent les fusils vers le ciel plusieurs fois et subitement un nuage de poussière s’est levé devancé par un bruit de tonnerre : la foudre est tombée ! Les gouarirs encore pleins de poussière qui colle à leur sueur viennent de tirer… Les esprits, réjouis, se calment et c’est le relâchement !

    La « retraite au flambeau », ça vous dit quelque chose ? Évidemment, je m’adresse aux plus jeunes ! C’est un langage propre au S.M.A (Scout Musulman Algérien). Les Regad, les Aisset, les Belkhadem et bien d’autres noms peuvent vous conter la belle aventure de ce mouvement qui s’est fortement implanté dans notre village ! J’admirais leur jolie tenue, leur dur et utile apprentissage du « compter sur soi » se traduisant dans la pratique du bivouac, leur fidélité au maintien de la discipline et cette bande d'étoffe large et souple, qui se noue autour du cou, sur la chemise, en formant deux étuis, aux couleurs nationales. A partir d’un manche à balai autour duquel s’appliquent des restes de sacs de blé usés, le tout ficelé, ensuite imbibé de liquide inflammable et incandescent, le scout prépare son flambeau. Tel ce légendaire sportif qui parcourt les contrées, à la main, la flamme olympienne, il court à travers les grands axes du village, éclairant de son chandelier cette nuit bénie !

    Spectacle très symbolique que ces multitudes de maisons qui font brûler des milliers de bougies pour accueillir la naissance du Prophète !

  • La Grande Maison

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    « La grande maison »

      Notre chère maison me manque. J’y ai vécu des années d’insouciance et de joie. Elle possède deux entrées singulièrement contrastées, l’une donnant sur une rue qui porte un nom prestigieux et l’autre la date d’un avènement historique ! Celle d'Ibn Badis nous replonge au cœur du quartier, où vous pouvez trouver l’épicier du coin et tous les petits métiers avec leurs parfums qui font le charme d’un quartier. L’autre s’ouvre sur un vaste boulevard, celui du 1er novembre 1954 menant au centre-ville. Notre maison a son coté jardin et son coté cour. MaisonSi vous entrez par la porte du hangar, un terrain vague vous conduit droit vers une grange qui respire la campagne : une vache flegmatique y rumine toute la nuit, des poules somnolentes caquettent à la recherche de leurs poussins dispersés et bien sûr un coq agité chante dès le petit matin ! Cette « bédouinité » si assortie à la citadinité a engendré un lignage de villageois qui tanguent aisément entre deux modes de vie. Ils participent des deux, ce qui les dote de cette spécificité « rurbaine »….Jugez-en ! Dès l’aurore, la plupart des gens lâchaient leurs vaches pour pâturer hors du village et le soir, ces dociles bêtes rejoignaient toutes seules leurs étables ! Ces mêmes éleveurs se permettaient en d’autres circonstances d’aller au cinéma ou de voir un match de football et de faire la fête !

      J’avais un voisin, El Hadj Ahmed, tanneur de métier et grand supporter de l’équipe locale. Chaque dimanche, ce mordu du football prenait sa chaise pour aller de sa voix de basse et de ses commentaires pertinents soutenir une équipe qu’il portait bien haut dans son cœur. Le soir, s’en retournant, sa chaise à l’épaule, son éventail à la main et…l’air radieux (surtout quand son équipe gagnait) il vous surprenait par ses connaissances sportives !

      Avant d’atteindre l’écurie, à votre droite une petite porte en bois vous permet d’accéder à la cour. Vous entrez et vous vous trouvez nez à nez devant une bien triste cave en rupture d’activité. Une légère pente vous mène au cœur de la cour longée d’allées fleuries. Une robuste treille étire ses tentacules un peu partout et étreint le mur de la salle de bain et de la cuisine. Une fenêtre, donnant sur le jardin, diffuse les fumets d’une chorba embaumée d’épices, d’ail et d’oignon dont ma mère sait absolument les tenants et les aboutissants. Ah, je la vois d’ici, affairée et plongée dans ses dosages savamment combinés, ouvrir ses précieux bocaux et une pincée par ci, une autre par là, nous préparer l’insaisissable mixture que tout à l’heure nous dégusterons en nous mordant les doigts ! Et ces arômes ! Intacts jusqu’à aujourd’hui dans ma tête et dans mon nez ! Il en est de légers, de fins, de subtils, mais aussi de pesants, de forts, d'enivrants…A deux ou trois mètres de cette fenêtre, les feuilles d’un gros arbre se mêlent à celles du raisin et regardez-moi ce jeune figuier planté il y a peu de temps, qui se met lui aussi de la partie ! Figurez-vous qu’il nous donne déjà ses premières figues ! Pendant l’été, le panachage de ce feuillage est si épais qu’on passerait la nuit à la belle étoile sans aucun frisson.

      Toute la famille se regroupait pendant les grandes vacances, et on s’éclatait à fond ! L’été, c’était aussi la saison des récoltes et le blé, principale céréale de la région ne nous manquait presque jamais. On le stockait dans une pièce jusqu’à toucher le plafond. Après le déjeuner, selon un adage populaire bien avéré « quand le ventre est rassasié, la tête doit fredonner » mon frère Abderrahmane se découvrit subitement des talents non de chanteur comme le prescrit le dicton mais plus laborieux encore, ceux…d’instituteur ! Il rassemblait pendant la sieste toute la ribambelle de nièces et de neveux et leur enseignait sur un tableau noir, épinglé au mur de la cour, les précieuses prémices de l’éducation culturale ! Rapportés en français, ces cours perdraient leur âme cocasse. Nos petits diables reprenaient en chœur et à gorge déployée les fantaisies de ce pédagogue zélé. Une branchette aménagée en bâton lui servait à indiquer des mots transcrits en dialecte et quelques fois pour faire sérieux, il punissait en frappant leurs petits doigts réunis, ces chenapans qui jouaient la comédie. Ainsi leur nommait-il toutes les graines nuisibles qu’on retrouvait mêlées au blé ! D’ailleurs tantes et cousines, aidées de nos voisines, dans les mains tamis et cribles, se tapaient l’été entier à séparer le bon grain de l’ivraie ! …

      Cette après-midi-là, mon père procédant à ses ablutions dans la salle de bain, eut fortuitement vent de ces « perles rares » que notre érudit professeur dispensait sans compter à cette assourdissante génération ! Il ouvrit en même temps que la fenêtre une longue parenthèse de sermons interminables à l’encontre de ce maître qui, avec ses élèves, prenaient la poudre d’escampette abandonnant un tableau assailli d’écriture et de caricature obscures. L’inspecteur venait de fermer les portes de cette classe pionnière ! Ce fut le premier et dernier cours d’initiation à l’agronomie…   

      Si vous préférez entrer par la porte qui donne sur le boulevard de 1954, la maison vous séduit de son allure citadine. Une belle façade avec de longs barreaux appliqués aux fenêtres par lesquelles le soleil entre et séjourne une bonne partie de la journée. La porte s’ouvre, un grand couloir vous accueille. A votre droite, la pièce que mon père a longtemps occupée : c’est là où il recevait ses plus grand amis, dans l’intimité du soir. Beaucoup de mes souvenirs personnels sont entachés de son empreinte. A votre gauche, c’est le salon. Un petit bijou architectural. Il est scindé en sa moitié par des portes-fenêtres lui offrant l’opportunité de se transformer en deux pièces. Les vitres prennent le dessus sur le bois le subdivisant en petits carreaux dont les éclats bleus, jaunes et verts dessinent sur les murs des arabesques excitées. Deux cheminées agrémentent le salon, une au coin et l’autre plus loin, large et admirable, occupe le milieu du mur frontal. Son marbre est de très bonne teneur. Quand elle n’est pas fonctionnelle, le rideau de fer se baisse et la voilà métamorphosée en mobilier ! Vous devez surtout lever la tête car le plafond est sans conteste un ouvrage d’art ! Soigneusement exécutés, des anges ailés jaillissent du plâtre, ceinturés de fruits exotiques, bien beaux et exubérants de santé. Il m’arrivait de contempler ces chérubins planant au-dessus de ma tête et souvent celle-ci, servie d’une imagination prolifique, s’affranchit et se met du voyage dans un univers fait d’élévation et de félicité ! J’aimais à penser que ces adorables séraphins étaient là pour veiller sur nous et de temps à autre, je leur souriais !

      Au fond du couloir, trois portes vous apparaissent : celle de droite donne sur une autre pièce, celle de gauche sur la cuisine et en face de vous, c’est la salle de bain. Vous y entrez et à sa fenêtre, le lierre grimpant, le tournesol et d’autres ramures se disputent l’espace : une bonne bouffée de chlorophylle vous bourre les poumons d’oxygène !

      La cuisine est certainement la pièce la plus chaleureuse et la plus sollicitée. Toute la famille puise ici des forces chaque jour. Il fait bon vivre, on y mange, on y boit et on y discute. Le blanc de la faïence est partout, sur les murs, au potager et jusqu’au fond des placards. Avant de vous retrouver dans la cour, vous traversez une buanderie avec ses deux bassins et notez que même là, une cheminée occupe un coin ! C’est pour avoir de l’eau chaude pendant le rinçage. Maintenant, vous êtes dans la cour que vous avez visitée tout à l’heure à partir de l’autre entrée mais avant de sortir, jetez un dernier regard du coté d’un mur de séparation, vous remarquerez une porte avec sa fenêtre. C’est une grande pièce un peu à l’écart bien que faisant partie de l’ensemble de la maison. Un endroit de détente, de retraite pour celui qui veut se retirer. Mais c’est aussi pour nous les enfants, pendant ces années de récoltes exceptionnelles l’endroit favori pour faire de la glisse. Il nous arrivait même de nous ensevelir dans ce grain et sentir nos corps fourmiller dans le ventre de cette noble nourriture …

    Je vous ai fait le tour du propriétaire, merci de votre patience et de votre visite !

      Aujourd’hui, cette agréable maison n’est plus ! On vient de la terrasser, de la mettre à terre ! Evanouie et sans elle ma souffrance est celle d’un individu qui perd ses repères. Adieu enfance, adolescence, adieu cheminées, cour, jardin, treille, figuier, lierre. Adieu, maison paternelle, maison maternelle, adieu, moments fraternels, joies amicales, adieu, salon de nos rencontres plurielles, de nos controverses acharnées entre famille et amis sur des thèmes polémiques et philosophiques. Adieu, veillées hivernales aux interminables contes auprès du feu de la cave. Adieu, mille et une prières de mon père adressées au Seigneur durant des nuits entières, retiré dans sa pièce plongée dans le noir ! Adieu, buffet de ma mère où elle avait le pli d’enfermer les petites gourmandises et que nous dégustions à coup de larcins coquins ! Adieu, nos fêtes, nos aïds, nos « ramadhans » ! Adieu, réveils et cafés matinaux pris ensemble dans l’enceinte de la cour arrosée de fraîcheur ! Adieu, ininterrompus instants de musique, de chansons et de peinture que j’appréciais dans cette maison, enfermé du matin au soir.

      Les choses inanimées n’ont pas d’âme parait-il, mais une maison, c’est mieux qu’une chose, c’est comme on dit chez nous le tombeau de la vie, c’est un être et quand il vous manque, tout est dépeuplé ! J’ai ressenti dans ma chair cet anéantissement. Désormais, ce grand boulevard sans notre maison est devenu insignifiant. Souvent, j’évite cet endroit car je ne voudrai pas voir cette effrontée de parvenue, cette rivale toute zélée de piliers, au cœur scellé de fer et de dalle qui s’installe en toute impunité, enterrant des années de joie et de bonheur écoulées dans la douceur de cette vieille demeure. Même complètement rasée, sous tes décombres, des souvenirs éternels se lèveront dans mon esprit et ma tête en sera toujours éprise !  

  • Le jour se lève

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    Le jour se lève 

    Un matin délavé se lève difficilement sur une ville qui se dépoussière comme un chien crasseux et insomniaque, au sortir d’une nuit d’errance. Recouvrant mes esprits, j’essaye tant bien que mal de mettre un peu d’ordre dans ma tête et dans mon bureau. Mais, voyant ma feuille, maintenant débarrassée de sa poudre, j’ai pu observer toute sa blancheur occupée d’une frugale esquisse. Et point d’écrit ! M’éternisant dans mes mirages, j’étais parvenu machinalement à crayonner sur cette feuille un arbre vidé de toutes ses feuilles ! Un arbre dont les branches sèches priaient le ciel, seul au milieu d’une surface polie et plate…Je me rendais compte de la force pernicieuse du vent de sable et que celle-ci pouvait atteindre même les cibles les plus abstraites ! Décidément, elle s’infiltrait partout. Ce serait alors lui, ce vent de poussière qui avait ôté les verdures à mon arbre ?  Et les mots à mon récit ? Lui qui nous rend la vie si grise et nos paysages si affectés ? Lui à l’origine de tout ce bouleversement ? Lui qui… ?

    Mais en a-t-il été toujours ainsi ? Ah, si les sapins, les cyprès, les platanes, les pins et les vignes de mon village pouvaient renaître ! Ils vous conteraient leurs innombrables triomphes sur l'austérité du sol et de sa caillasse. Derrière ces arbres vieillis qui disparaissent, il y avait toujours pour eux des hommes aux petits soins, à la main verte et au cœur blanc…des hommes qui avaient sué toute leur vie pour imposer un instant, dans la fragilité du printemps, le doux plaisir de l’œil à contempler l’éphémère envol du papillon dans une contrée tourmentée d’hivers envahissants et d’étés harassants !

    Où sont donc les neiges d'autrefois, lesquelles neiges nous charmant d’enchantement, ont le don de purifier logis et vallons ? Qui font mouvoir les primes gestations des entrailles de la terre dissimulant une nature bienveillante sous de froides apparences ? Quand le matin au réveil, ces paysages coiffés d’un soudain manteau blanc nickel emplissaient de bonheur nos yeux et encore écoliers, nous allions le cœur en fête, chacun son petit bonhomme de neige en tête, le matérialiser dans la grande cour de l’école ? Ces êtres blancs si purement tendres, au cœur éphémère, prêts à fondre en larmes aux premiers miroitements de l’aube printanière nous manquent tellement ! Que sont donc devenus l’hiver et sa froidure franche mais féconde ? Ces ruissellements que la sévérité glaciale du thermomètre pétrifie, surpris comme sous l’effet d’un arrêt sur image dans leurs trajectoires inachevées descendant des toits des maisons, capturés en stalactites aux frasques du temps dans l’espoir qu’un meilleur avril puisse leur consentir le couronnement en fleurs d’une renaissance ? Nos randonnées expéditives marquées de nos pas dans la neige cotonneuse, à la recherche de quelque malheureux passereau figé au piège du froid ? Et cette saison, du solstice de décembre à l'équinoxe de mars ?…Revivra-t-on cela un jour ?

    Reverra-t-on alors les rassemblements imposants de ce régiment d’oiseaux, en file indienne, alignés sur les fils des poteaux électriques, prêts pour la grande migration vers des zones plus clémentes ? Cette messagère du printemps, l’hirondelle des cheminées, des fenêtres et des balcons, prédisant l’alternance pacifique des saisons n’enchante plus notre quotidien. Elle qui, seule, faisait le printemps ! (N’en déplaise à un certain dicton !) Et la cigogne aux longues pattes, au bec rouge, long et droit, qui claquette, toute blanche sur un ciel redevenu bleu, surplombant de ses ailes ébènes les tuiles vermeilles des paisibles maisons, regagnant au pic du minaret son nid de toujours !

    Ces deux éclaireuses nous retourneront-elles ?

    Nous serait-il donc possible - hélas au moins une fois - de surprendre au vol les gangas au noir plumage à la recherche de points d’eau, l’horizon se rembrunissant à leur passage ? Ou de croiser ce chasseur d’autrefois, l’œil à l'affût, le seize millimètres Robust aux mains, tirant au poser et à l’envol, puis la gibecière en bandoulière accueillant, une fois les plumes sommairement nettoyées, les pièces de ce tableau de chasse ?               

    S’envoleraient alors, en s’évadant de nos souvenirs si longtemps incarcérés, une population de volatiles aux mœurs éparses en direction de la nature qui se languit de son petit peuple de bêtes bien-aimées. Tout renaîtrait : les cris de la bartavelle au duvet rouge cendré, l’outarde au corps massif et aux pattes lourdes, très appréciée pour sa chair, la bécassine au bec incurvé, le canard sauvage aux ailes longues et pointues, au repos, flottant dans les mares, la caille qui cacabe hantant les prairies et les champs et dont la prise s’effectue à la tirasse, le roucoulement de la tourterelle au rostre écarlate côtoyant les planchers d’écuries, disputant aux chevaux et aux ânes leur ration de grains et d’avoine, les sauts répétés du craintif lièvre au regard tourmenté ralliant le terrier au moindre zéphyr, la gerboise, ce « kangourou en miniature des hauts plateaux » qui creuse des tunnels, aux pattes postérieures très longues lui favorisant la posture debout et la progression par bonds rapides quand le salut est dans la fuite

    Et Dieu du ciel ! Dites-le moi, serait-il encore possible de parcourir le printemps vert émeraude des champs ? De délecter sous la chaleur de l’été azur la fraîcheur d’un étang ? De savourer aussi au travers de pistes jonchées de feuilles colorées d’automne les joies et les senteurs d’une escapade champêtre ? De contempler enfin l’hiver enneigé au regard blanc et immaculé ?

    Drôle de pays où les saisons se désaxent, perdent le nord et s’entremêlent face à ce désert intrépide qui s’avance à grandes foulées, soulevant à son passage une armada de poussière où désormais une plante pour pousser et une bête se maintenir doivent faire de la résistance. Je ne puis rester insensible aux effrois des lendemains arides que nos paysages auront à endurer si rien ne se fait dès aujourd’hui pour barrer la route à cette horde de sable pillard décimant par son avancée faucheuse toute tentative d’opposition à la mort, à la finitude !

    Dehors le long calvaire se continue dans une ville encore ténébreuse et endormie, mordant de la poussière, entièrement aux mains d’un envahisseur lointain venu en conquérant annexer de nouvelles parcelles dans chacune de ses progressions. Le sable se lassant de son lit naturel, a décidé de découcher, s’implantant confortablement sur nos hauts plateaux pour mieux cracher sur nos paysages et nos visages la toute puissance de sa poussière…

    Quand le chemin du présent qui conduit à l’avenir est obstrué, il m’arrive souvent de trouver en ce salutaire rétroviseur, une espèce d’apaisement inouï !

    Une odeur divine de terre à peine mouillée envahit la maison. J’écoute enfin le doux bruit de la pluie qui tombe sur la ville. Je l’entends crépiter au sol et de la pièce où je suis, j’ouvre la fenêtre et regarde ces gouttes d’eau chuter d’un ciel basané que la timide clarté du demi-jour tente d’éclaircir. Cet instant est beau, magique, irremplaçable ! J’ai toujours aimé la pluie d’une passion profonde. Muse inspiratrice, elle donne libre cours à mes captives pensées et me réconcilie avec moi-même !

    Je voudrais que mes mots deviennent pluie ! Pluie salvatrice, libératrice, généreuse ! Giboulée qui fait germer le bien nourricier lui faisant découvrir la lumière, le soleil, l’espoir : Vous êtes cette pluie, mes mots !

  • Saâdia, «Haïzana mart - ellouci »

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    Saâdia, baptisée « Haïzana », est une femme éternelle. Ni le temps ni les précarités de la vie n’ont rien pu faire contre elle. Elle est restée indigente au plan vestimentaire. Son vétuste haïk, une véritable pièce de musée, qu’elle porte à contre courant fait d’elle un loup blanc qui surprend le regard par sa rareté. Son apparence me fait regretter nos villageoises, ces gardiennes de valeurs bien enfermées dans leur voile. Embusquée et pudique, Saâdia promène sur le village son œil de sous marin et gentiment quémande auprès des marchands quelque légume afin d’apaiser sa faim. Quoique la gente masculine ne soit pas toujours très tendre avec elle, cette brave femme parvient quand même à emplir son sac et sa journée. Il arrive qu’on la taquine, et même si elle s’arrête pour une pause et un brin de causerie, elle ne se laisse pas impressionner car la misère l’a aguerrie !

     

    Des enfants de bas âge lui compliquent la vie – J’ai même surpris un jour ma propre fille de deux ans s’initier à ce baptême de feu en la fustigeant de propos hérités de mon enfance et j’ai eu cette contenance de la prendre dans mes bras en tentant de lui expliquer avec des mots primaires la profonde souffrance de cette femme. Elle a cessé de le faire…surtout quand elle s’est aperçue que cela me m’exaspérait ! Mais la trame demeure inchangée : Ces mauvais galopins depuis l’indépendance, de père en fils, lui larguent des pierres et la harcèlent par cette inépuisable formule d’accueil « Haïzana mart-el-louci ! » Et elle tout ce que sa langue de femme continue de leur proférer comme sorts et malédictions au fil des descendances !

     

    Jusqu’à maintenant, je la vois emprunter le même chemin. Sa régularité et sa ponctualité réglées à l’heure juste trottent comme les aiguilles du Big Ben. De bon matin, vous pouvez la voir remonter le village par la route de Bouchekif et le soir la redescendre avec l’allure appesantie d’une fourmi laborieuse poussant au trou une nourriture vivrière ! Franchement, je n’ai aucune idée de l’endroit où elle gîte. Saâdia continue de durer au tic tac de sa formidable mécanique et ressemble à un air de papier à musique qui ronronne dans nos consciences ankylosées…
     

    (Elle est décédée récemment, qu’Allah l’accueille en son vaste paradis !)

  • Le télégramme bleu

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    Le télégramme bleu

     

      Quatre cents kilomètres plus loin au nord, quelques parts dans la cité universitaire du Vieux Kouba, de jeunes étudiantes et étudiants s’apprêtent à célébrer l’anniversaire d’un de leurs amis. C’est le 08 avril, la fête est pour demain ! On prend le bus qui descend sur Alger, traversant Kouba, Ruisseau, Hussein Dey puis Belcourt et enfin, on arrive aux environs de la Grande Poste. C’est à partir de là que chacun vaque à ses occupations. On « se rince les yeux » du coté de la fac centrale, on s’attarde un peu à feuilleter quelques livres dans l’austère salle de la bibliothèque universitaire, guettant du regard un éventuel signe de ces demoiselles apparemment absorbées dans leurs abusives lectures ! On longe le tunnel des facs, direction : Le cercle Taleb abderrahmane où un phénoménal serveur se distinguait par ses tours d’adresse.

     

      C’était un petit homme plein de tact, au visage à moitié englouti dans sa tignasse touffue et bien noire, d’une agilité et d’une souplesse dignes d’un acrobate, capable de retenir de mémoire une bonne douzaine de commandes mais surtout de la servir d’un seul trait. Il fallait le voir à l’œuvre avec ses deux mains maîtrisant tasse de café, bouteille de limonades et toute autre boisson ! Toujours aux lèvres le sourire et jonglant avec son plateau, il vous apportait votre consommation intacte avec ce luxe de faire de l’esprit ; ce qui est tout à fait valorisant dans un endroit fréquenté par des étudiants ! Rien que pour ça, il méritait amplement son pourboire. Dommage que de pareilles prestations ne soient plus de mise !

     

      Nous commandons de grands-crèmes accompagnés de sandwichs bourrés de camembert, les filles prennent congé de nous, prétextant l’urgence de faire des emplettes !

     J’aimais déjà avril, et j’étais ravi d’être né un jour de printemps, synonyme de germination, d’effloraison, d’amour et de lumière ! Revenu au Vieux Kouba, je me dirigeai vers le restaurant de l’E.N.S (Ecole Normale Supérieure) quand M. Méziane me tendit un télégramme parvenu depuis ce matin. Avant de l’ouvrir, des choses déplaisantes avaient effleuré mon esprit mais ma tête éprise de joie les repoussa tout de suite ! Je pris congé de mon ami et allai m’enfermer dans ma chambre d’étudiant, le télégramme dans ma poche. J’ai toujours eu une peur bleue de ce papier bleu. En général, dans le « conscient collectif des étudiants », ce genre de messagerie est rarement apprécié : C’est un oiseau de mauvais augure. Demain, c’est ma fête, mon anniversaire !  Tout à l’heure j’ai vu le déploiement de mes amis et leur coquin plaisir à peaufiner la surprise qu’ils comptaient me faire dans les heures imminentes. Cette seule réflexion m’insuffla une soudaine détermination et j’ouvris le télégramme :

     

      « Mère décédée. Venir vite assister à l’enterrement »

                                                                                             Khaled                                                                                               

      La terrible machette qui sectionne les feuillages luxuriants de la forêt amazonienne n’aurait pas fait mieux ! Coupée, votre tête, vous ne l’avez plus et votre corps déambule tel un attelage déboîté dont les vis de serrage viennent de lâcher ! J’eus l’impression que toute la terre se dérobait sous mes pieds. J’étais dans un état second et sans savoir en combien de temps ni comment, je me retrouvais dans le train de nuit Alger/Oran. Le visage de ma mère avec son sourire impérissable, sa dernière accolade scandée de recommandations habituelles qu’elle me glissait à l’oreille avant que je ne la quitte pour la fac, me hantèrent dans ce train nocturne qui me ramenait chez nous. J’étais atrocement seul dans la foule qui arpentait le couloir interminable des compartiments. Ce voyage-là me parut une éternelle descente aux enfers et je sombrais dans un épais brouillard de tabac.

     

      La vie sans cette femme formidable à mes cotés avait perdu tout attrait. Une bonne part de ma chair et de mes ambitions s’en allait…Dire que dans quelques heures, j’étais supposé être l’homme le plus heureux, le plus important, le plus entouré d’attentions, de gâteaux et de cadeaux ! J’imaginais ma grande émotion devant cette succulente tarte de l’amitié que je m’apprêtais à couper sous l’hymne de l’universel « Joyeux anniversaire ! » (Vous devinez un peu l’ambiance hippie des années 70 et des belles folies estudiantines !)…Et j’eus terriblement honte de penser à moi, à ma vie ! Je m’en voulais à mort d’avoir eu ce moment de faiblesse et de m’être permis de pareilles pensées. Ma mère, mon meilleur cadeau, ma meilleure chanson, ma seule amie n’étant plus de ce monde, je ne devais donc plus avoir envie de vivre ! C’est vrai, le télégramme le dit cruellement bien ! Je le repris et relis un nombre incalculable de fois cette sentence énoncée en une phrase simple et à la fois meurtrière ! Plus aucun doute, on ne badine pas avec ça et enfin libre et lucide, tout mon corps pleurait jusqu’à la dernière larme de son cœur.

     

      J’arrivais à l’aurore d’une horrible nuit blanche, les yeux rougis de pleurs solitaires et obscurs. On m’emmena tout de suite dans ma famille et c’est autour d’une multitude de bras anonymes que je dus vider à sang mon entier désespoir ! Mon martyre s’aggrava davantage quand je sus que la mise en terre du corps de ma mère fut décidée illico presto sur avis médical le jour même de sa mort ! Et moi qui échouais un 09 avril ! Quoi ? Je n’avais même plus ce triste privilège d’embrasser une ultime fois sa précieuse dépouille, le jour où je suis né ?

       Ma mère venait de mourir une deuxième fois !

      Dès le lendemain au petit matin à l’heure où blanchit le patelin, je suis déjà parti seul au cimetière, rien dans les mains et le cœur lourd de mon immense chagrin, me recueillir auprès de sa sépulture où désormais elle se repose sous la bonne odeur d’une terre de l’avant veille encore fraîche et tendre. J’aurais aimé couvrir sa tombe de toutes les fleurs du printemps mais cette femme n’en avait cure car son âme sentait si bon. De son vivant, elle avait embaumé une multitude de pauvres gens par les arômes de sa générosité et de sa charité ! Elle avait cette légèreté déconcertante de leur offrir tout ce que sa main pouvait au passage saisir sans jamais rechigner ou sentir un quelconque remord. Son altruisme était sa première qualité. Subitement, je m’entends dire ces paroles qui vous vont droit au cœur « Maman, je garde de toi une image poignante : celle d’une mère au seuil de la porte faisant ses adieux à un fils dont elle était fière » ! C’est désormais ce souvenir d’elle vivante et bien debout, qui peuple mon esprit chaque fois que je l’évoque.

     

      Aujourd’hui, mon père et ma mère reposent à l’ombre d’un figuier pas loin d’un mausolée, si près l’un de l’autre comme ils l’ont toujours été, à la vie comme à la mort !

        Éternellement…

  • Un personnage désarmant

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    Un personnage désarmant

     

      Comme en témoignent tous ceux qui l’ont côtoyé de près, c’est quelqu’un d’une simplicité désarmante et humble. De contact et d’abord commodes, il gagne naturellement la sympathie des gens et sait la préserver dans le temps et dans l’espace : ses relations sont durables et de tout horizon. D’une mobilité étonnante, il est capable de sillonner le pays en toutes circonstances pour saluer des amis et discuter avec eux autour de thèmes variés et passionnants !

     Si vous voulez vraiment lui faire plaisir, invitez-le à prendre le thé à la menthe de l’après-midi accompagné de chaudes galettes aromatisées au sanouj, cuites au feu languissant d’une bonne vieille cheminée, le tout rehaussé de ce succulent « robb* » et attendez-vous à d’intarissables discussions tant sur le « profane que sur le sacré » ! Pour vous détendre, il irait jusqu’à vous raconter de burlesques anecdotes vécues dont il détient le secret et la manière de les narrer. Le coté « bon vivant » qu’il a, nul doute insoupçonnable pour beaucoup de gens parce qu’il le cache si bien, vous surprend et avec le temps vous vous rendez compte de votre carence à cerner les facettes encore inexplorées de ce personnage impromptu ! Modeste jusqu’à l’effacement, pudique tel un adolescent introverti découvrant ses premiers fantasmes, il n’a jamais voulu voir grand, se contentant de ce qui est à portée de main et tout consacré qu’il est au moment présent, s’est peu préoccupé de ce que sera demain !

    Robb : une sorte de confiture préparée à base de beurre de brebis et de dattes.

     Sa disponibilité d’esprit fait de lui un homme de communication, son savoir, un homme apprécié et recherché. Sa maison désemplit rarement : il n’y a presque pas un jour qui passe sans qu’il y ait des invités rencontrés parfois au hasard d’une discussion ou d’une entrevue fortuite ! Et le moindre prétexte crée chez lui ce besoin de faire la fête, il aime bien s’entourer de gens et de victuailles. Cet homme adore partager avec les gens ce qui appartient à Dieu ! Plusieurs anecdotes sur lui m’ont été rapportées, je vous en confierai deux qui pourraient contribuer à mettre un peu de lumière sur ce personnage ombragé et fuyant.

     Du temps de l’occupation, alors que le soir tombait, lui et son frère aîné de retour au village en carrosse, ils ont été interceptés par un groupe de soldats français à la recherche de « fellagas », il commença à louer les mérites de la France et de son génie ! Cela leur valut leur libération. Une fois loin du barrage, son frère, manifestement en colère lui reprochait cette façon de se comporter et celui-là de lui lancer cette répartie : « Mon pays est dans mon essence, le reste n’est qu’apparence ! » Un peu plus tard, on découvrit que cet homme faisait partie du réseau qui s’activait à collecter de l’argent et des biens pour aider le front de résistance !

     Quant à la deuxième anecdote, elle est plus récente. Un notable du village qui avait organisé un somptueux déjeuner et l’ayant invité, lui demanda en fin de repas, d’invoquer Allah à dessein de lui accorder ses grâces. La réplique ne se fit pas attendre : « Je le ferai volontiers pour un pauvre malheureux, quant à vous, contentez-vous de remercier le bon Dieu en distribuant un peu de sa richesse à ceux qui en manquent terriblement ! »

     

     J’ai vécu vingt-sept ans de ma vie avec cet homme. Et bientôt quarante ans après qu’il eût rejoint l’Eternel, je reste toujours convaincu qu’il est demeuré pour moi une énigme. Loin de vous le cacher, bien que vivant tous les jours sous le même toit, il a fallu que je décèle des échos me parvenant de l’extérieur pour sonder la richesse intérieure qui le motivait ! C’est vous dire à quel point on peut passer à coté de ce qui vous côtoie, si près de l’essentiel ! Sans doute parce qu’il était naturellement là, le plus normalement du monde à faire son devoir de chef de famille et moi d’user de mon droit légitime d’être un enfant…Et entre temps le reste, tout le reste s’accomplissait imperceptiblement dehors ! Alors lui de son coté, pris dans l’engrenage des relations externes, abusivement sollicité, accaparé par tant d’égards, il s’est donné corps et âme à cet élan d’attente sociale ! Moi, pendant ce temps, comme tous les enfants qui grandissent, je mûrissais…mais encore insuffisamment prêt pour comprendre que la mission de cet homme devançait largement le seuil de sa maison et qu’ailleurs, il fallait qu’il portât secours à une humanité quoique savourant enfin les premières allégresses légitimes de l’indépendance mais en majorité encore sous le joug de l’ignorance et de l’obscurantisme.

     Beaucoup de choses scindées restaient à ressouder. D’innombrables insuffisances, héritées de l’histoire éprouvante d’un peuple lacéré par tant d’envahissements incisifs, se devaient d’être comblées afin d’accéder au droit du savoir et ainsi rendre justice à la connaissance en s’astreignant au devoir de connaître…En fait, il y avait trop de pain sur la planche ! J’embrassais alors, avec l’âge et la fierté toute contenue d’un fils envers son père, l’étendue de l’intérêt sacro-saint qu’il assignait à l’instruction et à la formation ! Et lorsque je le compris franchement, il me fut éventuel de mesurer la passion et l’emportement qui animaient cet homme, habituellement tranquille et serein !

     On lui concède le mérite incontestable d’avoir laissé une œuvre indélébile, authentique legs qui se mesure au nombre de demandeurs de savoir venus par vagues incessantes le solliciter tout au long de sa vie ! Ai-je besoin, à présent, de vous dire à quel point je déplore mes nombreuses années d’égarements et d’errements pseudo-existentiels à la recherche d’une lueur illusoire et lointaine alors que la lumière était là, toute rayonnante, à ma portée ? Il me suffisait, afin de m’en imprégner, de tendre l’oreille…et la main pour l’intercepter de cet homme si humble qu’était mon père ! Chose que malheureusement je ne fis que trop tard,…à son chevet de mort. Ma main moite et tremblante cherchait sa main immobile et sans vie. Je l’ai tenue, je l’ai caressée, je l’avais enfin pour moi tout seul, je l’ai couverte de baisers et de larmes chaudes dans un fol espoir de la rendre à la vie mais elle demeurait froide ! J’ai pu rester ainsi à l’observer à ma guise, cette main qui a tant prié Allah, tant séché mes larmes d’enfant et guidé avec sagesse mes premiers pas dans la vie !

     Je ne saurai vous dire qu’elles fussent les vraies raisons d’un tel agissement !…Mais une soudaine quiétude envahit mon cœur quand je vis mon père étendu là devant moi, les yeux fermés, le visage impassible : La paix avait recouvré nos deux âmes ! J’étais heureux dans ce tête à tête et j’ai parlé pour moi, pour lui, pour deux. Je lui ai parlé comme je ne l’ai jamais fait, calmement, sereinement et sincèrement ; j’ai donné libre cours à mon effusion longtemps punie du syndrome du mâle qui, toujours fort, doit endiguer ses déficiences. Je me suis laissé aller à caresser tout son corps de ma main, la tête tapie à son cœur, un réflexe si réconfortant dans la relation père/enfant que je retrouve enfin. Hélas j’avais fortement préféré que mon père, revenu à la vie, pût apprécier l’infini élan de tendresse que j’ai tout le temps éprouvé pour lui ! Je le serrais contre moi de toute la force de ma culpabilité. Je l’aimais, je le chérissais et l’admirais, cet homme ! Et j’ai amèrement regretté de ne pas avoir manifesté plus tôt mon affection à cet être que tout le monde voulait approcher. En un temps éclair, je revoyais toute ma vie se défiler puis s’écrouler en château de cartes…

     Je me revoyais enfant, accompagnant mon père quand souvent il lui arrivait d’être invité. Et comme d’habitude, malgré sa réticence du début, il cédait à la fin devant l’expression infaillible de mon air abattu de chien battu. Il grognait des mots sourds, me regardant avec ses deux yeux d’azur d’un air qu’il voulait grave mais je parvenais à percevoir au coin de ses lèvres, enfouie sous sa barbe noire, une imperceptible esquisse de sourire. Il finissait toujours par m’ordonner d’aller me laver la figure et d’enfiler des habits plus convenables. Je détalais comme un levraut et revenais blanchi et fin prêt ! Souvent, après le dîner, pour remercier celui qui les a rassemblés autour de ce savoureux couscous bien garni de viande de mouton et de légumes variés, mon père et les autres invités se mettaient à psalmodier de larges extraits du saint Coran. J’appréciais beaucoup l'inflexion de leurs voix qui récitaient les paroles sacrées et bientôt, mes paupières ne tenant plus, je m’assoupissais, m’engouffrant dans le monde magique de Morphée, encore à l’oreille leur harmonie mélodique qui déclamait des sourates sans trêve !

     El hadj Tayeb, un ami à mon père me rappelait plus tard quand je devins adulte l’anecdote du couscous que j’aimais sucrer excessivement le mélangeant à la sauce de viande ! Il en riait de toutes ses dents et en évoquant le bon vieux temps et tous ses amis qui ont disparu, une pointe de tristesse dans son regard laissait parfois s’échapper une larme qu’il tentait maladroitement de camoufler en s’essuyant avec grand bruit le nez à l’aide d’un gros mouchoir pendu à son gilet…

     Ma colère s’éleva contre mon père, contre moi, contre l’absurdité de la vie ! Il gisait là et je m’accrochais à cet impossible espoir de croire qu’il vivrait un instant encore pour m’écouter. Je parlais. Inlassablement je parlais…Cette conversation d’un vivant à un mort dura des minutes éternelles durant lesquelles moi je mourrais dans ma détresse et lui, il renaissait dans son intense sommeil ! Se dégageait alors de ce corps raidi par la mort une lueur d’exaltation qui vous prend exceptionnellement quand les allées de l’éden, vous accueillant, s’offrent à vos pieds !

     L’âme de mon père avait entamé son voyage de l’au-delà, escortée des anges du ciel qui lui souriaient !