Images                    Youtube

Adieu à Kébir

Kébir & PierreKébir et Pierre

Kébir / Table de jardinKébir, table de jardin

Chapitre 30

Mohamed Belkebir Abdelkader
1911 (Djelila, Maroc) - 1960 (Miliana, Algérie)

La Dépêche Quotidienne d’Algérie du mardi 8 mars 1960, sous le titre « Un ancien militaire musulman assassiné à Miliana », publia une brève dépêche de son correspondant  particulier dans cette ville : « Hier matin, sur la traverse Miliana-Zougala, a été découvert le cadavre de M.Mohamed Belkébir Abdelkader, ancien militaire, né à Djelila en 1911. Le malheureux avait été égorgé par les hors-la-loi. Depuis plus de 10 ans il était le fidèle employé du Docteur Fratoni. »
Le lendemain 9 mars, le journal Le Monde reprenait la nouvelle, de source AFP, sous forme de quelques lignes presque identiques : « Le cadavre d’un ancien combattant musulman, M.Mohamed Ben Abdelkader a été découvert lundi près de Miliana, sur le chemin de traverse qui mène de cette ville au petit centre voisin de Zougala. M.Abdelkader avait été égorgé par des hors-la-loi. ».

Le corps sans vie de notre Kébir a été retrouvé au matin du lundi 7 mars 1960, entre Miliana et Zougala, un hameau en contre-bas, sur la route qui mène à Affreville. La mort était probablement survenue dans la nuit du dimanche au lundi. Papa et Maman en furent informés par la Gendarmerie dans la matinée. Nous étions en classe. Je pense que l’un de nos parents, ou les deux ensemble, nous ont appris la nouvelle quand nous sommes rentrés pour déjeuner, ou peut-être en ont-ils attendu la confirmation officielle avant de nous le dire ce soir-là ? Je ne parviens donc pas à me rappeler les circonstances de l’annonce de l’affreuse nouvelle, il y a un blanc dans ma mémoire, d’ordinaire si précise. Albert n’en sait pas plus. Je garde le souvenir d’une grande désolation dans la maison. Jusque-là nous n’avions jamais été touchés par la guerre en la personne d’un de nos proches, et nous ne le fûmes pas après. Je me rappelle que nous avons partagé ce deuil avec Maamar, également bouleversé.

Nous ne perdions pas un employé mais notre compagnon de dix ans. Tout ce temps nous l’avions côtoyé, jour après jour, beaucoup plus que quiconque de notre famille proche. Sur les raisons de cet assassinat (parce qu’il ne pouvait s’agir d’un meurtre « au hasard ») nous ne savions rien. Néanmoins, pour nous, la chose, si horrible fût-elle, était simple, Kébir avait été assassiné par le FLN (la façon dont il avait été tué désignait les coupables), comme tant d’autres pauvres gens dont le nom était mentionné en passant dans le journal, peut-être tout simplement parce qu’il travaillait chez des Européens ? Papa se demanda même s’il ne s’agissait pas d’une sorte d’avertissement pour nous inciter à partir, mais nous n’aurions alors trouvé personne qui vienne aider à la maison après lui, ce qui ne fut pas le cas.

***

Avec les années ce drame s’est naturellement estompé dans nos mémoires, quoique, notamment lors de nos rencontres avec Maamar, il nous est arrivé plus d’une fois d’en reparler et d’essayer de comprendre ce qui avait pu se passer. J’en restais à un acte du FLN, et lui penchait pour des supplétifs indigènes de l’armée française, dans les conditions confuses et révoltantes de l’époque.

Et puis en avril 2020, soixante ans après les faits, Albert a pris connaissance de la correspondance de Maman avec Grand-papa, qui l’avait pieusement conservée, et parmi toutes ces lettres deux concernaient la fin de Kébir.

Dans la première d’entre elles, écrite sur près d’une semaine, entre le 11 et le 17 mars 1960, quatre feuillets lui sont consacrés (Maman utilisait ses propres ordonnances médicales, probablement dans l’intimité de son bureau, parce que nous ne l’avons jamais vue rédiger de lettres).

« Je vous ai écrit un long texte en faisant effort, en effet j’ai repris une lettre aujourd’hui mardi 15 — après l’avoir arrêtée vendredi.    Ce jour-là j’avais décidé de tout vous dire mais je n’ai pas pu. En effet le dimanche précédent, après que Kebir ait fini sa journée vers 5h ½ il est parti chez lui. Lundi matin vers 9h il n’était pas arrivé. Paul a reçu un coup de téléphone de la Gendarmerie : Kebir a été assassiné. Égorgé ! Nous avons été anéantis, Paul et moi, et pendant plusieurs nuits nous n’avons pu dormir. Quel chagrin, finir une vie qui confine à la misère pour, après le petit repas au coup de canon du Ramadan, à 7h, le soir, dimanche, être amené dans la nuit et finir sous le couteau, les mains liées dans le dos par un mouchoir, un baillon sur la bouche. Je pleure en y pensant. Sa femme est venue le matin me demander si je l’avais vu car il a été emmené et elle ne savait rien… Puis le Dr Segalen est allé avec le Juge, et a cru le reconnaître. Il nous a téléphoné, et apprenant qu’il n’était pas venu le léger doute qui subsistait a été ôté. C’était bien lui. Paul n’a pas eu le courage d’aller le revoir (…)

Je n’ai pu vous l’écrire avant ce jour tant cela nous peine, cependant je le fais enfin, aujourd’hui jeudi 17. Quel malheur. Je m’occupe de sa femme, qui devrait recevoir des secours urgents (elle a son père, ancien militaire, mutilé, et sa mère) mais en réalité la Commune n’a encore rien donné, pas plus que la Croix-rouge. (…) Jean est très touché et Pierre ne le sait pas.

(…) Pendant plusieurs jours cela a été le deuil chez nous. Maintenant je me fais, mais la maison est très triste. Un avis de décès est paru dans « le Journal » et la Dépêche d’Alger mais non dans l’Écho, aussi je ne crois pas que vous l’ayez appris avant ma lettre (1) … Nous aurons des renseignements précis car je veux connaître la vérité. Je vous le dirai dans ma prochaine lettre sans attendre que vous répondiez à celle-ci (…)

Beaucoup de personnes nous ont témoigné leur sympathie. Enfin, le temps passera sur toutes choses, mais je ne vois pas l’issue de cette guerre (…)

PS : dès que j’aurai des précisions je vous le dirai en croate »

(1) Grand-papa, installé à Paris depuis deux ans, était peut-être abonné à L’Écho d’Alger, le premier quotidien régional.

Le post-scriptum de Maman évoque sans doute un appel téléphonique à venir, mais nous ignorons ce qui pouvait justifier une telle « précaution ».

.***

La seconde lettre, très longue, est datée du dimanche 3 avril, et, si ce n’est quelques brèves nouvelles familiales (Jean vous remercie de votre belle carte pour son 15e anniversaire … Pierre lit presque couramment … Albert a gagné une place au classement du trimestre … Paul accompagnera Jean à Alger le 3 mai pour l’épreuve de français du Concours général … nous lui avons offert un magnétophone et depuis trois jours ils sont tous fous de joie …), elle est entièrement dévolue à la fin de Kébir, presque un mois plus tôt.

« C’est avec un très grand retard que je peux enfin répondre à votre très affectueuse lettre qui nous parlait de Kébir, et qui nous a apporté quelque consolation. Je vais vous donner tous les détails que nous avions commencé à entrevoir et les confirmations qui nous ont été données plus ou moins volontairement par la suite.»

Ici commence le récit minutieux de l’enquête de Maman et de Papa. Maman essaye aussi de se rappeler tout ce que Kébir a pu dire ou faire qui aurait pu ou dû donner l’éveil. Je n’en donne ici que les points-clé, beaucoup d’autres choses sont évoquées, qui n’ont débouché sur rien de décisif.

Elle se souvient ainsi, cela remonte déjà à plus d’an, autour de Noël 1958, que Kébir a été interpellé et gardé plusieurs jours à la caserne. « … lorsque K. était revenu à la maison j’avais cru voir « un revenant », dit Maman, «  cela parce que Paul avait parlé à l’officier qui  procédait aux interrogatoires des suspects et que celui-ci lui avait dit qu’il n’avait pas formellement la preuve mais qu’il pensait bien que K. ne serait pas relâché. » (de quoi on avait pu soupçonner Kébir aucun de nous ne l’a su — les employés des pharmaciens et des médecins étaient facilement suspectés de détourner des médicaments au profit du maquis, mais Maman ne conservait qu’une quantité minime de produits).

« Ensuite je vous avais dit l’autre fois que depuis 15 jours K. paraissait inquiet, ou tout au moins nous parlait d’évènements auxquels nous ne faisions jamais allusion. » : il signale un matin  que le manœuvre de notre artisan maçon ne viendra pas parce qu’il s’est passé quelque chose « qu’il ne peut pas dire ».

Maman le presse, pour savoir s’il n’a pas eu, lui, des problèmes (elle pense à un bouclage du quartier, peut-être à des  perquisitions). — «  Ils sont venus, Madame. » Elle ne peut en tirer davantage. Toutefois ce même jour il parle à Papa de la « visite » qu’on lui a rendue. « Ils ont dit : Alors, Kébir, qu’est-ce que tu donnes par mois ? Réponse de Kébir : Moi, j’ai jamais rien donné, je donnerai rien ! », et surtout il ajoute qu’il est allé en faire rapport à la Gendarmerie. « Paul tout en prenant son café a sursauté à ces mots et lui dit ‘Comment ? Tu es allé à la Gendarmerie ? Tu n’as pas peur ?’ et Kébir tout en tournant autour de la table, en déplaçant tasses ou pain répond ‘alors Docteur, tu crois que c’était des vrais fellaghas ?’ …

Alors, lorsque sa femme le matin du lundi 7 mars m’a parlé de « harkis français » nous avons voulu en avoir le cœur net (…) d’autant plus que ces harkis sont souvent d’anciens fellaghas ralliés ! »

Papa va alors demander à un capitaine de commandos qui se trouve loger chez notre voisine ce qu’il en était du prétendu rapport de Kébir à la Gendarmerie. Il n’en obtient qu’une réponse évasive. Papa interroge ensuite un gendarme, lors d’une visite chez lui pour soigner un de ses enfants.

Le gendarme, muet, le renvoie à son supérieur,  lequel concède que Kébir était en effet un de leurs informateurs, et ajoute « Nous devrions mieux les protéger »  J’imagine sans peine le désarroi de Papa, et son récit à Maman ce jour-là.

Il y avait eu aussi cette fois, quelques jours après Noël (donc trois mois plus tôt), où Kébir avait quitté la maison  «  comme un fou ! Il en avait même oublié le pain pour son dîner, et cela parce qu’il s’était aperçu qu’il avait perdu son portefeuille avec argent et papiers. Il avait claqué la porte (vitrée) au risque de tout briser, tant et si bien que Paul lui a dit qu’il serait facile de refaire une carte d’identité et que l’argent serait vite remplacé. Mais K. avait couru partout et enfin avait croisé le garçon boucher de Marius qui lui a dit que son patron avait trouvé le portefeuille le matin et l’avait gardé chez lui (…) ».

On peut penser que le boucher avait examiné le contenu du portefeuille, quoique Maman ne le dit pas expressément, parce qu’elle enchaîne « Maintenant Paul sait, car un mineur il y a longtemps, en douce, lui avait montré sa carte d’identité avec, inscrit au verso «X… est sous la protection des forces de l’ordre», voilà ce que Kébir avait égaré, et voilà pourquoi il en pleurait presque ce soir-là ( …) et voici donc l’affaire. Kébir à notre avis n’a été relâché en janvier 1959 que sur sa promesse d’aider les Français par des renseignements … et bien mouillé il ne pouvait revenir en arrière et lorsque les fellaghas l’ont su il a été marqué «carte blanche», c’est-à-dire à supprimer ! »

     L’épilogue pour Maman est survenu huit jours après la mort de Kébir : « un commando, sorti sur renseignements, dans les jardins en contrebas de Miliana, a tiré sur des ombres silencieuses et a ainsi descendu un fellagha (…) on a trouvé sur lui un carnet compte-rendu de ses activités, où il était noté ceci : Bel K. le 6 — carte blanche. C’était bien de notre Kébir qu’il s’agissait. » (ces renseignements, si opportuns pour clore l’affaire, ont probablement été fournis par le capitaine de commandos mentionné plus haut).

Maman ne se console pas que Kébir n’ait pas eu assez confiance en elle et en Papa pour s’ouvrir à eux de sa situation. S’il l’avait fait, dit-elle, Papa lui aurait « déconseillé à fond de fournir des renseignements. » Innocente Maman, et Papa aussi d’ailleurs : Kébir avait-il vraiment eu le choix ? Et comment auraient-ils pu changer quoi que ce soit à la suite ?
« … presque toujours dans ses propos il paraissait vouloir apporter le doute sur les fellaghas, parlant de « militaires » etc. Comme s’il louvoyait entre les 2 partis. Comment a-t-il pu penser qu’il pourrait seul tenir ? (…)

En réalité il en a été pour lui comme pour des centaines d’autres : on les oblige à prendre parti, alors qu’ils ont eu auparavant des choses à se reprocher, ensuite ils nous servent et après ils y passent. C’est atroce. Et cependant j’aime mieux savoir qu’il n’a pas été tué parce qu’il n’a pas voulu marcher contre nous personnellement, comme cela s’est vu dans d’autres cas — où certains chaouch ou ouvriers de ferme ont été assassinés parce qu’ils n’avaient pas voulu assassiner leur patron et ami ! »

Mais le long parcours accablé de Maman n’est pas encore achevé.  « Je n’ai pas pu savoir si le malheureux K. avait été enterré ! (…) Les jeunes infirmières assassinées sous les yeux de leur père, mère et sœurs aux Belles-Sources, 8 jours avant, ont été enterrées sans qu’on sache quand et comment, et sans cortège !! (…) Sa femme n’a rien touché ni de la Croix-Rouge ni de la Mairie et probablement n’aura jamais rien. Pour ma part j’aurai toujours pour elle vêtements et vivres … C’est normal. Je lui donne comme j’aurais donné à K. s’il n’avait plus pu nous aider à la maison (d’ailleurs Cherifa elle-même vint ensuite aider à la maison). Vous savez bien que grâce à lui j’ai pu élever les enfants tout en exerçant, et que c’est lui qui a élevé Pierre. J’en suis très reconnaissante. »

Maman arrive enfin au terme de sa longue lettre : « Nous travaillons, nous ne sortons plus du tout, et la seule évasion sera un long voyage en 1961 probablement. »  Mais ce long voyage d’agrément n’aura pas lieu, le seul pour Maman sera celui de mai 1962, quand elle quitta le pays avec nous.

« Je dois dire qu’il m’a été très pénible de reparler de cela, je fais beaucoup d’efforts pour oublier. »

Dans ce chapitre j’ai délibérément laissé la parole à Maman. Elle est parvenue, grâce aux bribes collectées tout au long d’une quête douloureuse, auprès des autres et en elle-même, à entrevoir la vérité qu’elle souhaitait connaître, et ainsi à « faire son deuil », comme on dirait aujourd’hui.  Mais elle n’était pas inconsciente des zones d’ombre, ou  de clair-obscur. Kebir a-t-il bien été assassiné par le FLN, pour avoir pactisé avec l’ennemi, ou n’aurait-il pas été victime de l’autre camp, pour un motif incertain ? Avait-il ou non donné des gages, aux uns, aux autres, voire aux deux ? C’est en tout cas sur ce fond trouble et tragique que son existence s’est achevée, et nous ne pouvons en dire davantage.

Nous avons surtout voulu rendre hommage à quelqu’un que nous aimions, emporté comme tant d’autres pauvres gens dans le cruel tourbillon de cette guerre, et à Maman pour sa tendresse et son humanité. Nous réalisons aussi à quel point nos parents avaient souffert, et, en gardant le silence vis-à-vis de nous, combien ils ont voulu nous préserver de cette souffrance.

Chapitre Précédent

 
 
 

Ajouter un commentaire