La voie du juste milieu, pour sortir des extrémismes

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Entretien réalisé par Mokhtar Benzaki
Mustapha Cherif, penseur algérien de réputation internationale, à la pointe du dialogue des civilisations, lauréat du prix Unesco pour le dialogue interculturel et du prix italien Ducci de la paix, est auteur d’une quinzaine d’ouvrages traduits dans plusieurs langues.

Le Soir d’Algérie : Vous avez publié chez Casbah Éditions un ouvrage portant sur un sujet d’actualité : sortir des extrêmes. Comment expliquez-vous la montée des extrémismes et de l’intolérance dans le monde ? Notre pays peut-il résister et ouvrir la voie du renouveau ?

Mustapha Cherif : La crise mondiale actuelle est celle d’une fin de civilisation. Elle affecte les fondements de l’humanité. Aucune société n’échappe aux extrémismes. Des tendances sectaires, xénophobes et dogmatiques perturbent la cohésion sociale et le vivre-ensemble. Des forces malveillantes divisent pour régner. Expliquer l’extrémisme par la religion est un contre-sens, même si cette dernière, incomprise, peut devenir un frein. La variable culturelle n’est qu’un aspect. La mondialisation est ambivalente et s’impose comme «occidentalisation». Cela suscite des réactions. Dans le monde musulman, deux extrémismes sont visibles, ceux qui imitent un Orient figé et ceux qui singent un Occident arrogant. L’Algérie, terre du juste milieu, est capable de résilience. Sa formation historique est le résultat de mouvements complémentaires. S’y conjuguent l’islamité, l'amazighité, l’arabité, la méditerranéité, l'africanité, la citadinité, la ruralité... La résistance de nos ancêtres et aînés aux invasions, agressions et extrémismes a coûté à notre pays des millions de martyrs, tombés pour l'honneur, la liberté et la culture de la paix.
La nation algérienne progresse chaque fois qu’elle met stratégiquement l’accent sur al wassatiya, la voie du juste milieu, qui est la recherche de la cité juste et de l’excellence, al ihsan.
Dans le monde, la tentation extrémiste relève d'une vision néfaste qu'il faut désavouer. Sortir des extrêmes signifie aussi reconnaître les failles et réfuter le dénigrement de nos valeurs. Les matérialistes permissifs, d’un côté, et les rigoristes politico-religieux, de l’autre, déforment le juste milieu. Ils agissent en termes de fonds de commerce et d’infantilisme. Les uns portent atteinte à la raison et idolâtrent des postures fermées, les autres marginalisent la religion et idolâtrent toutes les formes de transgression, à commencer par les plus vulgaires et provocatrices.

D’où viennent les extrémismes ?

L’extrémisme est injustifiable. Cependant, la première cause de ce problème est géopolitique. Des puissances n’utilisent pas seulement leur soldatesque et leurs multinationales, elles fabriquent ou favorisent des sectes, des supplétifs, des ONG, pour s’ingérer, décrédibiliser, détruire toute résistance à l’hégémonie, contrôler les ressources et affaiblir les sociétés musulmanes perçues comme le dernier rempart à l’hégémonie planétaire. La deuxième cause est interne. L’ignorance, l’indigence et les lectures arbitraires de la religion ou de la modernité ont produit des courants simplistes, mortifères et polémistes. La troisième cause est économique et sociale. Les injustices secrètent du désespoir et du repli suicidaires.

Quels sont les extrémismes ?

Deux extrêmes, deux contre-sens, deux nihilismes, s’alimentent. Les intégristes pseudo-religieux et les intégristes pseudos-modernes libertaires. Les premiers, réactionnaires, tentent de nous isoler par rapport à la marche du monde et à l’universel. La religion est parfois utilisée comme un masque, pour parvenir à des buts politiciens, mercantiles, voire criminels. L’Émir Abdelkader disait : «Le musulman est parfois une manifestation contre sa religion.» Les autres, aveuglés par leur ego, aliénés par l’esprit antireligieux, scientistes et simplistes, en mal de notoriété, cherchent à se faire valoir, et à nous couper de la question des finalités et des valeurs éthiques. Les droits de l’Homme sont utilisés parfois comme un masque, pour affaiblir le droit des peuples. La voie juste est celle qui réfute les deux extrêmes et articule l’ancien et le nouveau, l’unité et la pluralité, la foi et la raison. Aucune modernité ne peut se construire contre la Tradition, encore moins en l’absence de savoirs complémentaires. La démocratisation, la sécularisation, l’économie de marché et la techno-science, valeurs universelles, peuvent être façonnées selon nos propres contextes et fins. Il est temps de multiplier les réflexions et les actions constructives, afin de réinventer la ligne médiane. Voie attaquée par les extrêmes. La pensée politique s‘est appauvrie. Une partie des élites modernistes a contribué à l’essor des rigoristes. Par leur rationalisme étroit, leur mépris de la religion et le suivisme du modèle matérialiste néolibéral, ils ont créé un vide. Portés par les pulsions de l’exhibitionnisme et de la jouissance à tout prix, ils ont des difficultés à faire leur autocritique et à s’arracher aux pesanteurs de l’idéologie marchande et historiciste, considérée comme la seule voie pour accéder à la modernité, alors qu’il faut discerner entre les échecs et les réussites du monde dominant et cerner les lignes de fractures Nord-Sud.

Les extrémistes sont-ils dominants ?

Les extrêmes occupent les espaces médiatiques, mais ils ne sont pas dominants. Imiter un Orient sclérosé ou un Occident aliénant est voué à l’échec. Les discours qui dénigrent la spiritualité mohammadienne, la voie du juste milieu, sombrent dans la dépersonnalisation et la haine de soi. Ils doivent être réfutés par le débat d’idées. Tout en discernant entre ceux qui, de bonne intention, cherchent à rénover la pratique des musulmans et ceux qui versent dans le dénigrement.
Des apprentis sorciers appellent à imiter aveuglément le monde dominant néolibéral, qui oppose les dimensions essentielles de l’existence et bascule dans l’athéisme dogmatique et l’économisme. Ils sombrent dans l’islamophobie et les violences verbales indignes. De manière paranoïaque et alarmiste, ils mettent l’accent sur «l’islamisation» de la société et appellent à rendre caducs des textes fondateurs, à réduire l’islam, au lieu d’éduquer le musulman. Ils vident de son sens la spiritualité pour la troquer contre le libéralisme sauvage. Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon décrivait déjà les formes de l’aliénation, du complexe d’infériorité et de la haine de soi. Sous prétexte de sortir de l’intégrisme, ce courant appelle insidieusement à sortir du religieux. Avec condescendance est pratiqué l’amalgame. Ce que des penseurs, comme Edward Saïd, Jacques Derrida et Jacques Berque, pourtant tous non musulmans, dénoncent à juste titre.

Que faire pour faire reculer les extrêmes ?

Il faut discerner, éduquer et informer. Nous devons rompre avec les cadres de l’intellectuel excessif, formaté, qui vocifère, s’agite au sein de clôtures vouées à l’échec. Articuler le spécifique et l’universel est une tâche de toujours. Travail qui doit débuter par la déconstruction des extrêmes qui polluent le monde des idées. Nous avons besoin d’une nouvelle «Maison de la sagesse», de la médianité, pour échanger, sans brouillage polémiste, ni concession gratuite, où chacun, avec probité, présente ses arguments et prend en compte ceux des autres.
Se tenir à distance des extrêmes et s’inscrire dans le contemporain fidèle à des racines est le début de la voie salutaire. Sous prétexte de combattre le fanatisme, des modernistes mettent l’accent sur les normes issues des seules lumières européennes, qui ont produit du progrès, mais aussi mené dans certains cas à la déshumanisation et à la prédation.
Ces pamphlétaires prétendent que les musulmans n’ont d’autre solution que de suivre ce modèle. Pendant que les politico-religieux prétendent ne rien apprendre de la modernité européenne et que le retour du passé serait la solution pour régler les problèmes. Tous pensent que la civilisation musulmane est à part, incompatible avec la modernité. Pourtant, sans l’islam, il n’y aurait pas eu, dès le XVIIe siècle, de sciences et de philosophies modernes. Nul n’a le monopole de la rationalité. Méthode qui a été généralisée en Occident pour maîtriser le monde. Mais cela n’est pas suffisant ; l’instrumentalisation de la raison couplée au culte du veau d’or et à l’exclusion de l’éthique conduit à des impasses.

D’où vient le retard actuel du monde musulman ?

Le monde musulman n’est pas uniforme. Il y a des orients et des occidents. Les problèmes sont multiples et avant tout politiques, sociaux et économiques. Dans les sociétés musulmanes actuelles, la faiblesse réside surtout dans le politique et la rupture entre raison et foi. Depuis la destruction de Baghdad par les Mongols en 1258, puis la sortie de l’Andalousie en 1492 et plus encore depuis la révolution industrielle, la civilisation musulmane a décliné. Faute de priorité donnée à la science et à la juste répartition des richesses, la décadence économique et politique s’est installée.
Les tentatives volontaristes et autoritaires de modernisation n’ont pas changé la situation. Malgré des avancées, le juste milieu et le développement durable, sauf exceptions, n’ont pas été atteints. Les espaces de socialisation qui forgent des citoyens aptes au vivre ensemble, la famille, la religion, l’école, l’entreprise et l’Etat sont en crise. La responsabilité est d’abord interne. Alors que l’islam n’est ni théocratique, ni totalitaire, et se veut paix, le radicalisme est devenu visible suite à plusieurs phénomènes : l’instrumentalisation de la religion par des régimes archaïques ; les intrigues et les manipulations de puissances qui divisent pour régner ; et les échecs des nationalismes autoritaires. L’idéologie obscurantiste a une histoire. Avec la duplicité de puissances occidentales et les pétrodollars, ce courant se répand, sous des prétextes comme la restauration de la stricte tradition. Les sociétés musulmanes sont fragilisées, soumises aux manipulations.
Plus de 90% des victimes du terrorisme dans le monde sont des musulmans, un tiers des pays d’islam sont déstabilisés et la plupart apparaissent comme les derniers sous-développés politiques de la planète. Au vu du déclin politique et scientifique et de la profusion de sectes, des établissements de renom comme Al Azhar et des intellectuels de la tradition, ont des difficultés à freiner le dévoiement, résultat de la conjonction funeste de l’idéologie rigoriste et de la politique impériale de division et de domination de puissances. Faute de pouvoir agir du dehors sur l’islam, la stratégie des chevaux de Troie, par la création des extrêmes, de faux islams et des courants anti-islam, prévaut. C’est voué à l’échec, car l’immense majorité des musulmans, par bon sens, reste attachée à l’islam de toujours et est assoiffée de justice. Mais des dégâts sont causés.

Quelles sont les solutions possibles pour sortir des extrêmes et de la dépendance ?

Il y a lieu de mettre l’accent sur trois volets. Le premier, celui de la réforme politique, afin de traduire la volonté populaire, selon des règles conformes aux contextes historiques. Le deuxième est le volet éducatif, fondé sur la qualité, la cohérence des savoirs et la formation ouverte.
Le troisième volet est l’économique, afin d’allier productivité et justice sociale, culture du mérite et éthique. C’est possible. Du dialogue et de la coopération entre le monde occidental et le monde musulman imbriqués et liés dépend en partie l’avenir de l’humanité.
Les problèmes sont globaux, la solution ne peut être que mondiale. Par le passé, la civilisation commune était judéo-islamo-chrétienne. La diabolisation, l’invention de boucs émissaires et le choc des ignorances mènent à l’abîme. Nulle force au monde ne peut réduire au silence un habitant sur quatre de notre planète que sont les musulmans, de toutes nationalités, races et cultures. Les musulmans sont près de deux milliards, présents partout et pour toujours. L’immense majorité aspire à vivre en paix et en bonne intelligence. Tous les hommes et femmes de bonne volonté, de toutes cultures, philosophies et religions, ont pour devoir de travailler ensemble afin que les extrémismes ne perturbent pas la cohésion. Préconisé par la tradition prophétique, il est possible de reconstruire, par le tajdid et l’ijtihad, un corpus basé sur les valeurs fondamentales, en prenant en compte la modernité et les aspirations des peuples. Cela passe par l’alliance des institutions et des penseurs et l’alliance des civilisations. Il s’agit de corriger les dérives par le dialogue, la démocratisation et l’éducation, comprendre que la culture de l’islam est celle du juste milieu, du vivre ensemble, de la liberté réfléchie, de la reconnaissance du pluralisme. Elle n’exclut personne et responsabilise l’humain. La liberté de conscience est garantie : «nulle contrainte en religion» (2- 256).
La dimension d’universalité, de fraternité, de respect de la dignité humaine, que le Prophète symbolise n’est comprise ni par les modernistes ni par les politico-religieux. La Tradition déformée et la contre-tradition représentent une diversion. Durant plus de mille ans, la forme d'existence de l’islam n’était pas l’extrémisme, mais la civilisation lucide, du juste milieu, du bel-agir et du savoir.

 

Par Mustapha CHERIF

Commentaires

  • Chantal
    Bonjour Mokhtar Benzaki,

    Merci pour cet entretien de Mustapha Cherif, brillantissime penseur et philosophe. C'est toujours un immense plaisir de le lire ou de l'écouter parler. Jamais il ne déçoit, a fortiori, lorsqu'il évoque la voie du milieu pour sortir des extrémistes.

    Cela a été non seulement un plaisir de lire cet entretien mais celui-ci prouve également que des solutions existent …

    Bonne fin de journée à tous.

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