Une Fourmi, un Doigt et Moi/ Par Noria

1971

On a tous connu ce moment de solitude absolue en classe, celui où le monde s’écroule parce qu’on a levé la main… au mauvais moment. Voici une anecdote que je n’oublierai jamais, entre littérature clandestine, question divine et grand moment de gêne. Rires garantis, avec un peu de recul.

C’était un matin tiède, du genre à faire vaciller l’attention et flâner les pensées dans les marges des cahiers. En classe de seconde, j’avais pris pour habitude, très mauvaise, je l’admets, de m’évader du cours d’arabe en me plongeant dans un roman glissé subrepticement entre les pages d’un manuel. Le professeur SAFOUR, pourtant redoutable d’exigence et de verbe, ne semblait pas remarquer mes escapades littéraires. Il parlait, gesticulait, interrogeait, tandis que moi, au fond, je vivais d’autres vies, ailleurs.

 Ce jour-là, je lisais. Le monde autour de moi s’effaçait doucement, les mots du livre coulaient comme une rivière tranquille, et je n’entendais plus que leur murmure. Jusqu’au moment où la voix du professeur, soudain plus insistante, perça la brume de mon échappée. Une question venait d’être posée. Il l’avait répétée, trois fois, peut-être quatre. Personne ne répondait. Le silence s’installait, pesant, coupable. Instinctivement, dans un élan de bravade, ou peut-être de paresse, je levai le doigt.

Dans mon esprit, tout était clair, je lèverais la main, il me désignerait, je lui demanderais gentiment de répéter la question. Un petit stratagème, un classique d’élève sûre de soi. J’étais bonne en arabe, très bonne même. Le professeur le savait. Ce petit jeu ne pouvait pas mal tourner.

Mais au lieu de me donner la parole, le professeur s’emporta aussitôt.

« Non ! C’est pas possible ! C’est insensé ! »  s’écria-t-il, rouge de colère, les bras levés au ciel comme s’il conjurait quelque hérésie.

Je le regardais, interdite. Que venait-il de se passer ?

« Tu lèves la main ? TOI ?! »

Je me figeai. Mon livre ouvert sous la table, mon doigt toujours levé, et mon cœur soudain lancé au galop. À quoi avais-je donc répondu ?

Je me tournai lentement vers ma voisine, à moitié pour chercher du secours, à moitié pour comprendre la cause de cette tempête.

« Pourquoi il crie ? »

Elle me regarda, les yeux ronds, partagée entre l’envie de rire et celle de m’assommer.

Parce que la question était : « Qui parmi vous peut créer une fourmi, à part Allah ? »

Un silence assourdissant s’abattit sur moi. Mon doigt, encore levé, semblait peser une tonne. C’était donc cela. Une question presque sacrée, un rappel de notre petitesse face au divin… et moi, le doigt tendu bien haut, comme si j’avais levé la main en disant « Moi ! Moi ! Je peux ! »

Le ridicule, à cet instant, me tomba dessus comme une averse en plein cours. J’aurais voulu me dissoudre dans ma chaise, devenir minuscule, invisible, ou mieux encore, devenir cette fameuse fourmi, si petite et discrète, et m’éclipser par la fenêtre, entre les fentes du mur.

Le professeur, voyant que je ne réagissais pas, se calma lentement. Il s’éloigna, comme accablé, et poursuivit son cours. Moi, je restai là, rouge tomate, le livre fermé, l’ego chiffonné, et l’envie irrépressible de rire… ou de pleurer.

Plus tard, j’en ai ri. Beaucoup même. Et mes camarades aussi. C’est devenu l’anecdote, celle qu’on raconte encore, des années plus tard, dans les retrouvailles, entre deux souvenirs plus doux.

Mais je n’ai plus jamais levé la main sans écouter la question.

Commentaires

  • belfedhal abderrahmane
    • 1. belfedhal abderrahmane Le 08/07/2025
    Ah ! Ces instants enfuis, car bien qu’absents dans le temps, vivent encore dans l’âme. La vie passe, les saisons s’effacent, mais le cœur, lui, se souvient.
    Le souvenir, c’est la lampe que Dieu laisse allumée dans l’obscurité de nos cœurs………Victor Hugo.
    Ce qui a été vécu avec intensité ne meurt jamais dans la mémoire…………………………..Paul Valery.
    Le souvenir est le passé au présent……………………….Albert Memmi.
    A toutes et à tous Essalem.
    La classe de seconde roulait doucement, au rythme des intonations et des humeurs, que le cours d’arabe essayait tant bien que mal à projeter vaillamment, sur des esprits attentifs, attentifs dites-vous ? Une question vient juste de s’envoler en l’air, une main audacieuse, bravant le temps et l’espace se tenait figée bien plus haut que ne le permettait l’imagination, sans toutefois soupçonner qu’une bourrasque allait se manifester par la façon la plus inattendue. Monsieur Safour , surpris, emporté par cette colère que l’on connait chez les maitres quand l’un des meilleurs élèves s’avérait être, out du circuit…Les années passèrent, empreint d’émotions, le souvenir vient de se réveiller ! Loin d’être une simple image du passé, le souvenir résiste à l’oubli, ressurgit à l’improviste, souvent au détour d’un parfum, d’une voix, d’une photo. De ce fait il incarne la présence invisible. Un lieu visité dans l’enfance, une salle de classe, un banc d’école, un vieux tableau… tout devient un sanctuaire de mémoire. Marcel Proust en décrivant ces émotions avait dit : Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant. L’école, les maitres, les camarades, les mérites et les maladresses s y entremêlent pour former une mosaïque vivante. Et parfois une simple phrase ou un regard devient le point de départ d’une vie. S’il ya des lieux qui n’existent plus que dans la mémoire, s’il ya des voix éteintes (hommage vibrant à celles et à ceux qui ne sont plus de ce monde) le cœur, lui, les entend encore.
    Ami (es) du vaillant site, il m’est très agréable de partager avec vous deux histoires, deux séquences vraies et symboliques que des générations d’enseignants aiment transmettre. La première est celle d’un élève nommé Ali, très timide, souffrait de difficultés de lecture. A chaque lecture à haute voix en classe, ses camarades riaient, et il s’enfermait dans le silence. Un jour la maitresse donna une rédaction sur « un moment que je n’oublierai jamais » Ali écrivit une simple phrase : je n’oublierai jamais le jour ou la maitresse m’a regardé sans se moquer. Ce jour-là, toute la classe découvrit qu’Ali n’était pas faible, mais portait une grande sensibilité. La maitresse, émue, encadra sa phrase dans la salle. Ali devint plus confiant. Des années plus tard, devenu enseignant, il racontait à ses élèves cette phrase devenue la source de sa vocation. Il disait : un regard peut devenir un souvenir, un souvenir peut devenir un destin. La deuxième histoire est celle du pain partagé. Dans une école modeste d’un village en montagne, un élève nommé Youcef venait chaque jour en classe avec un simple morceau de pain sec pour son petit déjeuner. Un jour d’hiver, alors que le froid mordait les doigts et que les estomacs vides faisaient du bruit, le maitre—un homme, humble et affectif---proposa une leçon inhabituelle. « Aujourd hui, la dictée n’est plus avec des mots, mais avec vos gestes » il demanda à chacun de sortir son repas et de le poser sur la table. Puis il dit : levez la main ceux qui qui n’ont rien à manger. Trois élèves lèvent la main. Le silence se fit lourd. Spontanément, Youcef regarda son pain, le coupât en quatre et en donna une part à chacun d’eux. Le maitre, les larmes aux yeux, s’approcha, pesa sa main sur l’épaule de Youcef et dit : Tu viens d’écrire aujourd hui la plus belle dictée de ta vie. Des années plus tard, devenu enseignant, il raconta cette scène à ses propres élèves, chaque fois qu’un acte de solidarité apparaissait dans sa classe. Il disait : On n’oublie jamais le jour où l’on apprend à donner sans attendre.
    Chère amie Noria, merci pour cette mémoire assise au fond de la classe. Merci pour ce voyage sans retour mais…sans oubli. Car en somme, dans cette évocation il ne s’agit pas seulement de jeunesse ou de passé, mais d’un temps intérieur. Ces petites scènes font de nous ce que nous sommes devenus. De ce fait, elles sont le plus bel hommage au souvenir comme une boussole de l’âme.
    A travers cette envolée nostalgique qui prend fin, à travers les leçons gravées dans la mémoire enfantine et leurs impacts sur ce que nous sommes devenus… il reste ce pays que nous aimons tous, A ce titre je propose, avec mes remerciements anticipés en direction de notre chère hôtesse, de bien vouloir, a l’occasion de la célébration du 63eme anniversaire de l’indépendance, de projeter sur les écrans du noble site la chanson ANA MOUATANE de Lotfi bouchenek.
    A bientôt.
  • Abdouna
    • 2. Abdouna Le 02/07/2025
    J’ai éclaté de rire en lisant ton histoire ! Merci pour ce moment, c’est le genre d’anecdote qui reste en tête et qui fait sourire longtemps après.

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