Le Livre de L'Émir/ Waciny LAREDJ
L'écrivain algérien Waciny LARADJ conte l'épopée de l'Emir Abdelkader, figure mythique de la résistance à la colonisation française et a réussi à en faire un personnage en chair et en os.
Extrait du Livre :
Franchir les portes d’airain
__C'était la fin de l'hiver__
Enfin, apparurent les montagnes de Zaccar ou « Al-Maraya » (Les Miroirs), comme certains les appelaient, la chaîne qui s'étendait jusqu'aux portes de la capitale. De là, on pouvait tout voir, Miliana et ses dénivelés, avec tous les chemins menant à Médéa, qui dormait derrière les pentes et les plateaux recouverts de buissons sauvages.
Il faisait un froid glacial. A force d'avoir avancé, les montures arrivèrent épuisées sur les hauteurs de Miliana. La neige avait à peine commencé à fondre au pied des montagnes, mais restait accrochée au faîte des arbres et des épaisses plantes forestières. De loin, elle brillait comme des miroirs reflétant un soleil aux rayons cristallins. L'Emir n'entra pas dans la ville. Elle lui semblait être un ensemble de pierres blanches s'étageant des hauteurs vers le pied de la montagne, là où s'étalait la ville, avec son marché et sa mosquée. Il pensa simplement dépêcher une délégation aux nouvelles afin de glaner les premières informations. Le gros des troupes resta camper sur les hauteurs de Miliana après avoir planté les tentes au faîte de la montagne et allumé un feu pour se réchauffer.
- Qu'allons-nous faire maintenant, Sidi ? demanda Ibn Al-Touhami en entrant chez l'Emir, s'interrogeant sur la raison de cette halte.
- Vous savez, Si Mostafa, que la situation est compliquée. Les officiers de guerre portent un regard suspicieux sur notre avancée vers la ville alors même que nous avons annoncé que l'objectif de notre mouvement est de faire respecter l'accord et d'obliger les tribus rebelles à payer l'impôt qu'elles refusent.
- Les hommes sont épuisés, Sidi, ils ne peuvent plus continuer. La plupart des tribus dépendant de notre région d'après l'accord sont rentrées dans le droit chemin et ont accepté de retourner au système des impôts après avoir payé tous leurs dus.
- C'est pour cette raison que je préfère que les hommes se reposent d'abord, et les chevaux aussi, qu'ils se réchauffent en se nourrissant et en se couvrant. La route pour Médéa est encore longue. Nous ne savons pas ce qui nous attend là-bas. Vous allez descendre avec une petite délégation et quelques cavaliers jauger la situation de près. Ils savent que nous arrivons, mais personne ne sait par où nous passerons.
- Vous avez raison, Sidi.
- Nous descendrons vers la ville si tout se passe bien, puis nous irons à Médéa pour punir les rebelles et voir ce que nous pouvons faire avec mon frère Mostafa qui est passé du côté des Darkawis.
Quand, deux heures plus tard, Mostafa Ibn Al-Touhami revint de la ville, tout était déjà prêt. Lui-même avait du mal à croire l'accueil enthousiaste préparé pour l'Emir, le peuple tout entier était mobilisé pour cet événement exceptionnel. L'Emir était devenu une légende dans ces régions et ce qui se racontait sur lui dans les marchés dépassait toute logique ; son image se mêlait à celle du Mehdi attendu.
- Ils vous ont préparé un accueil digne de votre rang, Sidi.
- Je sais que les gens de Miliana sont des gens de parole et de bien. De vrais hommes.
- Savez-vous, Sidi, ce qu'ont dit Mohamed Al-Bourkani et l'agha le Hajj Mohieddine Al-Saghir Ibn Moubarak ? « Nous nous battrons à ses côtés afin d'imposer son autorité. Ils veulent nous arracher à son autorité mais nous n'accepterons pas d'autre drapeau que le sien ».
- Que Dieu nous vienne en aide afin que nous soyons à la hauteur de leurs espoirs.
Quand l'Emir arriva aux portes de la ville avec son imposante armée, il fut accueilli par l'ensemble des notables de la ville, avec à leur tête le Hadj Mohieddine Al-Saghir Ibn Moubarak et Mohamed Al-Bourkani. Le premier était l'agha des Arabes, avait refusé la présence française et les tribus des Béni Merad, proches de l'Emir, l'avaient aidé à se soulever contre les Français. Al-Bourkani quant à lui appartenait à une grande lignée d'Almoravides, il était le caïd de Cherchell. Au début, il avait vécu en harmonie avec les Français puis il avait déclaré la guerre contre la France avec l'aide et le soutien de la même tribu.
La nuit même, l'Emir fut mis au courant de tous les détails liés à la situation de la région. On lui rappela l'affaire de Moussa Al-Darkawi, diplômé de l'Ecole militaire de Mohamad Ali, qui avait contrôlé Miliana avant d'en être expulsé pour avoir contrevenu à la loi qui interdisait de traiter avec les chrétiens. Il fut expulsé et finit par s'installer à Laghouat, où il devint muezzin. Il réussit à convaincre les gens qu'il était le mawla de l'heure qui jetait tous les mécréants à la mer. Ses disciples firent tout pour asseoir son influence.
- A chaque fois que j'entends dire qu'un fou a pris possession de la mentalité des gens, je réalise l'énorme fossé qui nous sépare encore de nos ennemis, déterminés par leurs intérêts et la raison.
- Changer les mentalités n'est pas chose facile, Sidi. N'avez-vous pas dit que le granit était pour vous plus salutaire qu'une mentalité pétrifiée baignant dans des superstitions ? dit le Hajj Mohieddine Al-Saghir Ibn Moubarak.
- Que s'est-il passé après cela ?
- Rien que vous ne sachiez déjà. Il attaqua Médéa et l'occupa. La ville ne possédait qu'un seul canon et quand elle voulut l'utiliser, il lui explosa à la figure, comme il est courant pour les canons maintes fois réparés. Cette fois-ci, il avait pris appui sur les tribus rebelles et sur une grande partie des Darkawis qui l'ont aidé à répandre la rumeur qu'il était sur le point de mettre sur pied une grande armée qui écraserait les mécréants et les ennemis de Dieu.
- Faisons une halte, en attendant que se dissipe ce froid glacial qui nous a fait perdre des hommes et beaucoup de chevaux. Puis nous l'attaquerons au cœur de sa maison.
Al-Bourkani piétinait. L'Emir remarqua son mouvement.
- Je vous ai compris, Si Mohamad. Vous vous interrogez sur la situation de Si Mostafa, mon frère, le chef de Flita qui a rejoint nos ennemis, les Darakwis (suivre le lien pour plus amples détails). Je ne me prononcerai pas. Seuls les juges peuvent décider de son sort. Mais celui qui a trahi l'unanimité n'a aucune excuse.
Al-Bourkani inclina la tête, craignant avoir embarrassé l'Emir.
Quand le froid se fit plus clément et que les bourgeons sortirent de leurs fourreaux, l'Emir partit en direction de Médéa. Le 22 avril 1835, ses troupes étaient au cœur de la ville, avec l'Emir et Hajj Mohieddine en tête. Les premiers coups de canon avaient tué plus de 280 partisans d'Al-Darkawi. Lorsque la cavalerie s'élança, elle ne s'arrêta que quand les femmes et le fils d'Al-Darkawi furent faits prisonniers et considérés comme butin de guerre. Puis, elle poursuivit Al-Darkawi jusqu'à Berouaghia, ses disciples dirent qu'il avait disparu et qu'il reviendrait bientôt sous une autre forme pour exterminer ses ennemis.
L'Emir entra dans Médéa en vainqueur. On lui amena les prisonniers, son frère Mostafa était parmi eux. Il implora le pardon de l'Emir et essaya de lui baiser la main. Mais l'Emir tourna le dos et quitta les lieux, laissant à l'Assemblée juridique la possibilité d'énoncer son jugement en toute liberté. Finalement, l'assemblée innocenta tous les prisonniers qui n'avaient pas fait directement de mal aux habitants ni ne s'étaient placés en travers de l'avancée de l'Emir; son frère était parmi ceux-là. L'Emir fut surpris par le jugement.
- Vous devriez vous réjouir plutôt que de vous en attrister, lui dit Hajj Mohieddine. Il a été destitué de son poste de chef de Flita et le juge l'a mis en garde de retourner à Al-Darkawi, lui a intimé l'ordre de s'engager à le combattre et à le dénoncer. Il a accepté tout cela et a signé un document le confirmant. Il a juré sur le Coran de ne jamais retourner dans le giron de cet homme.
L'Emir ne disait rien. Il gardait son regard fixé vers le ciel, où les nuages s'étaient amoncelés, laissant derrière eux un bloc de couleur gris sombre. Puis il se tourna vers le Hajj Mohieddine :
- Savez-vous, Hajj, que Si Mostafa a eu de la chance avec vous. Je suis sorti car je croyais qu'ils allaient le pendre ou faire ce que Dieu nous a enjoints dans ce genre de cas. C'est pour cette raison que je me suis retiré. Peut-être que si j'avais été à leur place, j'aurais été plus dur. J'ai sur les épaules les âmes de ceux qui sont morts à cause de la stupidité d'Al-Darkawi et de ses partisans qui ont répandu ses superstitions. Il est vrai qu'ils étaient d'abord membres d'une confrérie avant d'être les partisans de cet homme, mais ils réalisaient très bien quels dégâts ils engendraient.
- Il a été considéré comme ayant été abusé. Son tort a été d'être tombé sous l'influence des Darkawis. Il veut vous voir pour implorer votre pardon.
- Cela me sera difficile maintenant. Il devra attendre jusqu'à ce que les esprits se calment. Vous savez très bien que celui qui devient lâche devant l'ennemi une fois peut le refaire plusieurs fois. Je ne veux pas être le frère d'un homme qui tourne la tête quand son frère se fait égorger.
- Il n'a pas fait cela.
- Ce qu'il a fait n'est pas très différent. Personne ne peut fuir son histoire.
L'Emir resta vingt jours à Médéa. Il ne la quitta qu'après avoir tout inspecté, placé les choses sur le droit chemin, mis en place une nouvelle administration et reçu, dans la mosquée de la ville, devant tous les fidèles, le serment de fidélité des fonctionnaires fraîchement nommés.
Commentaires
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- 1. benyoucef Le 19/05/2014
Bonjour tout le monde
C'est un excellent ouvrage à lire et à faire lire sur l'Emir Abdelkader. En raison de la valeur litteraire de cette oeuvre, son auteur Wassini Laredj aurait pu etre choisi parmi les autres scénaristes pour collaborer au grand projet du film consacré à ce valeureux personnage de l'histoire de l'Algerie moderne.
Bonne lecture -
- 2. mazouzi djillali Le 03/09/2011
bonjour,je cherche le dernier livre sur l’Émir Abdelkader "sur le soufisme" merci.
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