Articles de Meskellil
-
Notre mémoire / Mon hommage
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 4 commentaires
Un hommage entier, total, puissant à l’Algérie, aux Algériens et beaucoup plus spécifiquement à Miliana et à ses enfants, tous ses enfants y compris ceux accueillis, adoptés avec ouverture, tolérance, chaleur, à ses enfants du temps passé, du temps présent et du temps futur, dignes et fiers, inébranlables dans leur foi, leur courage, leurs résistances, leurs luttes, leurs combats passés, actuels et à venir. Un hommage appuyé à tous ses héros, ses martyrs de tous les temps devant lesquels je m’incline très respectueusement.
Miliana, Milianais, Milianaises, vous avez toute ma reconnaissance, tout mon respect, toute ma sensibilité et ils n’ont pas de limite. Miliana, Milianais, Milianaises de tous les temps, je vous dédie ce magnifique, ce sublime soliloque, une voix si profonde, si chargée de mémoire, d'émotions. Merci.
Alger plein la gueule du cinquantenaire.
Mohamed Bouhamidi 21 Avril 2016
Texte écrit pour le cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, en pleine polémique provoquée par l'annonce d'A. Juppé d'un accord algérien pour sa célébration "modérée" et par le procès instruit et de l'ALN et de l'indépendance. Alger vers novembre / décembre 2012
(http://www.humanite.fr/monde/quand-alain-juppe-donne-des-consignes-l%E2%80%99algerie-488069)
J’avais choisi le costume... Restait la chemise...
Le col ne devait pas me maigrir… Les rides suffisent à ma vieillesse…. Pas la peine de rajouter un air de vieillard fragile…. Les flics seraient capables de me ménager…
Les cravates sont d’un autre âge. ..Etonnamment belles. Comme les robes de l’entre-deux guerres… Pourquoi les cravates font-elles penser aux femmes ? La grise, en soie, aux soupçons bordeaux, elle irait bien. Si on m’arrête on me demandera de l’enlever. D’enlever la ceinture. D’enlever les lacets. Je vais prendre les souliers à lacets. Des Richelieu. Cela s’écrit avec un « s » et une majuscule des Richelieu ? Zakad n’aimera pas mais je m’en fous. Lui, n’achète que des souliers algériens, des Sonipec de l’usine de Chéraga – ou de Tiaret ? - confortables et increvables. Des tracteurs. Moi, je ne les trouve plus. Hors circuit, depuis trop longtemps.
Et puis cela ne collerait pas avec mon idée. À défaut de force pour bousculer les flics, faut que je leur en mette plein la vue à leurs chefs. Je veux dire aux chefs de leurs chefs. Les types qui sapent en milliers d’euros et se baladent endimanchés. ..
L’élégance. Le port du costume. De souliers cirés, impeccables, smart. Alger se porte sur le dos.
[…] Rien que des vêtements propres et tout dans la démarche. Et les petits blancs, dans leurs quartiers, dans leur ville, saisissaient l’air de défi… Au pli de la chemisette… Au maintien… A ces riens qui font la différence entre la tête haute et le mimétisme.
Des bicots qui sapaient, ça sentait les armes. Le harnachement du goum(1)… L’élégance comme marque du guerrier. Les bottes brillantes, la selle brodée, la crosse ciselée, les burnous impeccables, l’épée comme un bras et le cheval comme l’écho nerveux de nos désirs. Les goums d’avant la défaite. D’avant les bureaux arabes. D’avant 1847… d’avant… d’avant…
Ceux qui tiennent le pétrole et le conteneur n’ont pas ce métalangage de la sape… Ils n’ont pas besoin de gouverner nos têtes. L’Anti cher (2) n’aurait pas marché. C’est trop clin d’œil, trop codé, trop « entre algérois ». Trop El Badji (3), trop « épervier mon frère » moins sa tendresse, moins le déluge et la tempête, moins un chant désespéré.
Faudra aller sur leur terrain pour leur dire les choses. Pour vendre les livres de Zakad à la criée. Et pour hurler le nom de Belardiouh… Si des gens viennent à la manif pour Belardiouh (4).
C’était pas en Une des journaux. Même pas celle de la presse qui travaille à l’émeute et à l’huile sur le feu. Juste le bouche à oreille. Faudra creuser pour comprendre. Ceux qui ont poussé Belardiouh à la mort, ils aiment les mêmes choses que la presse… l’économie de marché et le climat des affaires... Le climat des affaires, tu parles !... ils savent trouver les mots pour dire on s’arrange autour d’un verre ou d’un poisson... Ça ne va pas marcher, cette manif. Mais je veux en être. Jusqu'à la matraque. Jusqu'à la cellule… Pour un journaliste oublié comme un kleenex. Le pli du pantalon est honnête. L’ourlet à l’ancienne. Juste cassant. Comme j’aime les voir tomber et faire des jambes allongées... Même aux petits gros... L’Anti cher restera sur le cintre.
Ce sera costume-cravate contre costume-cravate et le port fera la différence.
Le port faisait la différence. Nous n’avions plus que la silhouette et nos mères s’acharnaient sur les tissus. Qu’importait la pièce sur le pantalon ou la chemise ? Ils étaient propres. Et nous les « portions si bien ». C’était cela la clé : porter des vêtements propres et les porter « si bien ».
La faim quotidienne et nos courses de vitesse sur les escaliers et les pentes d’Alger nous « raçaient ». Il fallait juste échapper à la gale, à la pelade, à la teigne, à la dartre, au trachome, à la tuberculose et aux « eaux glaciales de l’aube » (5) qui nous laissaient les gerçures en feu…
J’ai envie de faire le tour de la ville et parler aux jeunes. Le colonialisme de rêve qu’on vous raconte […], c’est de la fable pour la reconquête... par la tête. Le souvenir du colonialisme ? La faim, le froid, la maladie, la honte du dénuement, la honte de nos propres frères en haillons, les enfants cireurs agenouillés.
Et puis le racisme. Vous connaissez le racisme ? Intolérable, insupportable ? Qui tue l’âme. Qui vous tue dans votre « en dedans » ? Qui tue tout en vous ? La dignité. Le respect de soi. [..].
Mais pour moi, le premier souvenir qui me revient, c’est le froid. Il habite les flancs, les os, découpe les mains. S’installe dans vos frissons et entre les côtes. Le froid qui vous poursuit à jamais de sa mémoire.
Les vêtements propres c’était cela. Ne pas flancher. Tenir debout. Se relever toujours... Les vêtements c’était une parole des mères pour nous tenir debout. Une métaphore de la résistance.
J’en ai pas parlé à Zakad. Il doit en avoir la mémoire lui aussi. Il a fait le maquis. Il a vécu à Alger. Cette mémoire devrait l’intéresser puisqu’il écrit des romans... La lutte pour la dignité... L’éducation dans le devoir de dignité… Ça vous prépare de sacrés lutteurs.
Et de sacrés militants.
Même s’il en tombait,
même s’ils en flanchaient,
il en restait beaucoup sur les crêtes.
Ça prépare au courage d’avoir faim et de rester digne.
On trouvait déjà tout cela dans Dib. La faim, le froid, la lutte contre la déchéance, la dignité en serrant les dents, la militance, la grève des saisonniers agricoles, la lutte pour la terre, l’alliance de l’administration et des néo-koulouglis (6). Les ressorts de la violence...
Cinquante ans après, il n’y a pas mieux encore... en tout cas pas mieux que dans le roman pour dire la condition coloniale... […]
La condition coloniale, ce n’est pas que la faim de Omar… Le bout de pain obsédant… Et le froid et les miettes de charbons dérobés près des rails. La condition coloniale, c’est la violence… La violence, partout…
La violence tout le temps… [...]
Je n’en ai pas parlé à Samia.
Pas eu le temps.
Pas eu l’occasion...
Fanon lui mangeait son temps avec ce Colloque de juillet... Un colloque comme une constellation polyglotte...L'Esprit Fanon dans son explosion planétaire... Un miracle de guérilla culturelle... un miracle de la volonté contre les moyens… comme pour la caravane… ça me tient à cœur depuis un moment de lui parler de cet autre côté de la violence…
comme avilissement de soi.
Comme naufrage.
Comme suicide inaccompli.
Comme trou noir du sens.
Elles savaient les femmes d’Alger, ce trou noir.
Elles en savaient les ruses. Les femmes d’Alger, les indigènes, nos mères. Pas les filles de Delacroix. Elles savaient quel vertige de la déchéance saisissait leurs hommes revenus des docks les mains vides.
Et ce vide dans leur regard d’une force inutile. Cette fureur de leurs muscles impuissants. Le naufrage devant la faim des enfants.
Le naufrage de tout.
De leur dernier refuge.
Quel père peut-on être si on n’assure pas le pain ?
Quelle règle représenter, quelle morale ? Elles les sentaient, ces hommes revenus les mains vides, en proie à leur sentiment de déchéance et ce désir de se tuer. De noyer jusqu’au souvenir de leur dignité d’hommes dans les coups. Les coups comme une transe maléfique.
Les coups pour en sortir hébétés.
La tête brumeuse.
Ravalés à toutes les impuissances. Et cette mort de leur humanité vidée de son sens dans ce sang versé des femmes, dans leurs tuméfactions. L’avilissement définitif duquel les femmes devaient encore les sortir. Encore une fois. Une fois de plus.
Chaque jour elles nous poussaient à sortir de la fange coloniale. A retrouver le chemin de notre humanité.
A nous redresser.
A nous empêcher de sombrer.
A échapper à l’abaissement. Les femmes ne rapiéçaient pas que les vêtements...
Le métalangage du redressement… J’en ai parlé à Abdelatif. Un jour. Je ne sais plus quand ? Je voulais lui dire qu’avant le PPA, le PCA, les Ulémas, les syndicats, c’étaient les mères qui nous poussaient à résister... Qui nous donnaient l’esprit de la résistance. L’âme de la résistance.
Les partis nous donnaient juste les mots pour dire les circonstances.
J’ai su lui dire ? Lui, il le dit si bien. Juste un e-mail. Et cette mémoire comme un surgissement. Une grenade qu’on dégoupille pour souffler le temps.
« Mohamed je crois que le défi vestimentaire c'était aussi "costume croisé et « chéchia stamboul"(6) et cette inaccessible beauté des femmes, fière et majestueuse, déployant son éclat dans le soyeux ondulé du haik (8) ou cet espace public inamical, hostile et méprisant qui s'étouffait, impuissant, par la grâce du sucrier parfumé au jasmin et au fel (9), estampe imprimée dans la trame imprenable de notre regard, des volutes de café aspergé de mazhar(10) qu'on emportait dans nos narines, tel un élixir du bonheur, du châle, blanc immaculé, enroulant les aiguilles, posé délicatement sur le pouf brodé farouzi (11), de l’inconsolable sanglot de la kouitra (12) étreint par la fascination d'un stikhbar 'arak (13) , de la poésie naïve et désarmante des berceuses de nos mamans, une infinité de gestes menus et de murmures intimes dispersés dans notre mémoire qui tissaient la toile invisible de notre espace et d’où montait comme une voix de l’espoir qui nous répétait, irrépressible, vas-y, n’aie crainte, va de l’avant tête haute... et je n'en dis pas plus comme dirait Pablo le grand poète andin...".
Il était ainsi aussi notre poète. Notre musicien... El Anka (14) qui a posé avec d’autres la trame sur laquelle s’est tissé notre âme… Costume cravate... Ou veston cravate… Ou les grandes tenues traditionnelles.
Toujours tiré à quatre épingles. Comme un devoir. Pas qu'El Anka. Les autres aussi dont les photos repassent dans ma tête. Si Ahmed Belarbi et sa haute stature. Si Ahmed Akkache. Aïssat Idir. Rebah Nourredine. Avec cet allant dans leur allure, dans leur regard, dans leur aisance.
Goumen.
Ils étaient les goumens (15) modernes. La métamorphose des cavaliers... les précurseurs de l’épopée. Je croyais inventer quand je mettais mes pieds dans leurs pas...
Cinquante ans d’indépendance, quand même. Quelle avalanche. Tout le monde s’y est mis. Là-bas et ici. Je lis. J’entends. Mais c’est la même histoire qu’on nous serinait déjà avant la guerre. Jamais des bicots ne dirigeront un pays. C’est drôle. Celui qui disait ces mots était un bicot. Un tirailleur de 14/18.
Avec sa médaille.
Il disait aussi que jamais on ne battrait la France. Et il nous racontait Pétain et les canons et les bateaux. Oui, c’est drôle que toute cette alliance de diplômés ne dise pas mieux que le vieux caporal qui avait adopté la saharienne et le casque colonial.
J’en parlerai à Zakad. Tout est en ordre.
J’aime la cravate. Elle est belle. Il est temps d’y aller... Zakad doit déjà y être. La manif pour Belardiouh lui plaisait aussi. Avec le titre de son roman, il serait verni devant un juge… […] Un jour de manif pour Belardiouh…
Quelque chose tourne dans la tête de Zakad .... Il lit ses poèmes à la cantonade… Il s'édite à compte d’auteur... Il vend ses livres à la criée... il ne veut plus attendre les éditeurs ... Il a envie de bouger ... son âge lui pèse-t-il ?... je ne pouvais pas le laisser seul... Le policier avait l’air désolé de ma déception… non, il n’y a pas de manifestants… …il me restait les livres à vendre…Là sur ce bout de place et de jardin… au milieu des bouquinistes... et ce costume, ces "Richelieu" et cette cravate pour me manifester… pour ressembler aux éclaireurs…Sid Ahmed Belarbi (16)… Ahmed Akkache(17)… Aïssat Idir(18)… Rebah Nourredine(19)… El Anka… l’épervier mon frère… à qui j’ai envie de crier au-dessus du 5 juillet Ici, c’est la vente exceptionnelle d’un livre par son auteur. Et par son ami. ..au souk improvisé du livre indigène … sur la place qu’on traversait comme des ombres écrasées, furtives et glissantes ... Achetez le livre de Zakad...achetez le livre... vous ne le trouverez pas en franchise...achetez le livre...
1. Goum : formation de base des cavaleries tribales algériennes, dont nous connaissons encore la forme festive de Fantasia. Tribales, car il n‘existait pas de formations militaires permanentes. Les tribus se chargeaient de défendre le territoire en cas de besoin.
2. Anti Cher marque d’un costume en coton fin, bleu, léger, dit « bleu de Chine » porté par les algérois comme signe distinctif de leur identité citadine, «d’enfants d’Alger » et de leur proximité avec la mer et le port.
3. El Badji, ancien condamné à mort, poète, compositeur et interprète algérois, adoré des algérois qui trouvaient dans sa verve et sa gouailles une philosophie de la résistance. A laissé, à côté de bien d’autres, deux œuvres profondes de compassion et d’amour connues et aimée de tous les algérois et algériens : « ô charmant chardonneret » et « Mer des tempêtes ». Les algérois lui ont gardé en surnoml’expression « khouya el baz », « Mon frère l’épervier », clin d’œil à une autre œuvre poétique qui parle de l’épervier perdu à la chasse et de la douleur de la perte.
4. Journaliste algérien persécuté par les barons de la contrebande et de la corruption et abandonné à ses seules forces, suicidé par désespoir
5. Vers d’un poème de Bachir Hadja Ali dirigeant du PCA (Parti Communiste Algérien) et du PAGS
6. Koulouglis : désigne les algériens nés d’ascendants turcs et indigènes mêlés
7. Chéchia stamboul (d’Istamboul) : coiffe rouge appelée aussi Fès hérité des ottomans dont la taille et la forme correspondait à un statut social. Le costume croisé (européen) et la chéchia stamboul autochtone contradictoires, marque d’une transition historique, se portaient par des citadins aisés socialement, culturellement et politiquement actifs et qui formèrent le terreau des luttes nationales.
8. Voile blanc dont se couvraient entièrement les algéroises pour leurs déplacements dans l’espace public.
9. Une espèce proche du jasmin.
10. Eau de fleur d’oranger
11. Un ton de rose très prisé des algéroises et probablement marque du « bon goût » algérois ancestral.
12. Instrument traditionnel à cordes de la musique andalouse (luth à manche courte)
13. Un de ces préludes ravissants de la musique andalouse
14. Immense acteur culturel algérien, poète, interprète et compositeur algérois, créateur d’un genre musical qui alliera modernisation de la chanson religieuse (Medh ou louanges), héritage andalou, musique noire américaine, rythmes confrériques berbéro-africains dont l’œuvre a quasiment créé un contre feu national au travail colonial de déculturation des algérois en particulier et des citadins des autres villes en général.
15. Membre d’un goum dont l’habit, le maintien, le port étaient synonymes de prestance et d’allant.
16. Belarbi Ahmed, précurseur du mouvement communiste en Algérie.
17. Ahmed Akkache, dirigeant du PCA
18. Aissat Idir militant du PPA, puis fondateur et premier Secrétaire Général de l’Union Général des Travailleurs Algériens, morts sous la torture.
19. NourreRebah, dirigeant des jeunesses communistes algériennes, mort au maquis.
-
AYNA / Souad MASSI
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 6 commentaires
« Cherchons comme cherchent ceux qui doivent trouver et trouvons comme trouvent ceux qui doivent chercher encore. Car il est écrit : celui qui est arrivé au terme ne fait que commencer. » Saint Augustin.
Et c’est ce qu’a fait Souad Massi, artiste algérienne de Bab El Oued qui, telle le sourcier, a décelé la présence de l’eau pour que jaillisse la vie. « El Mutakallimûn » ou « Les Orateurs » son dernier album trouve sa genèse dans Al Andalous, terre d’accueil et de ressourcement, chaleureuse, hospitalière et ouverte, où l’épanouissement culturel et religieux rayonnait de mille éclats, pour cheminer vers la poésie arabe classique très ancienne mais aussi contemporaine, et la calligraphie. « El Moutakallimûn » est composé du répertoire de poètes contestataires ou anticonformistes ayant inscrit en lettres d’or la poésie arabe subtile, raffinée, lumineuse au patrimoine arabe, mais aussi universel. Restituer sans l’altérer la poésie ancienne, datant parfois de mille ans, a amené Souad Massi à faire appel à des spécialistes arabes pour la guider, l’aider à comprendre et chanter ces textes qui sont ardus parfois.
Souad Massi s’éloigne un peu de son répertoire habituel pour l'ouvrir à cette inspiration puisée dans les purs et inestimables joyaux de cette poésie arabe ancienne et contemporaine: Abou El Qacim Chebbi, Elia Abû Madhi, Zouhaïr Ibn Abi Soulma, Ahmed Matar… (Je me souviens d’avoir appris de magnifiques poèmes de certains de ces auteurs quand j’étais au lycée parce qu’ils étaient au programme en littérature arabe). Certaines des chansons de Souad Massi dont celle que je présente sont interprétées avec brio, et ont conservé cette voix originelle, naturelle, douce, mélodieuse, chaleureuse à laquelle elle m'a habituée. Les styles de musique riches et divers sont superbement articulés et savamment arrangés pour un ensemble où chaque style trouve à s’exprimer dans un tout très harmonieux. On y trouve le nostalgique cha3bi, avec de savoureuses envolées de oud (luth) ou de banjo, des arabesques mélodiques, du folk, du pop, des sonorités jazzy, des parfums africains, des brises caribéennes….
L’élaboration de cet album sorti en 2015 a nécessité deux ans de travail. Il constitue une réponse par le verbe beau, puissant à la vague forte de rejet et de stigmatisation que subit la communauté musulmane dans son ensemble en France. « Quand on connaît une culture, on appréhende plus justement les gens qui lui sont liés, nous confie la douce diva algérienne. Avec cet album, j’ai souhaité fournir des clés de compréhension et partager la sérénité que me procure la poésie. Quand je ne vais pas très bien, je lis des poèmes. Les savants et les poètes nous lèguent un héritage auquel nous avons tous droit, même si nous sommes pauvres. Mais il faut pouvoir y accéder… ».
Ayna est une chanson dont le texte a été écrit par le poète irakien Ahmed Matar (né en 1954) que sa critique sociale a contraint à un long exil. Ce texte évoque un ami soudainement disparu parce qu’il avait demandé à un dirigeant : « Votre Excellence votre Excellence / Où est le pain où est le lait / Et la garantie du logement / Où est l’emploi pour tous / Et la gratuité des soins ? »
Bonne écoute -
ERA / Misere Mani
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 0 commentaire
ERA "Misere Mani"
Plus loin qu’ailleurs...
Entre Rêve et Réalité...
Lumière et Obscurité...
If you look inside your soul
The world will open to your eyes
You will see...
-
La Grande Bleue
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 0 commentaire
___________________________
Bien sûr Zorba le Grec reste lié au film sorti en 1964. Le Sirtaki dont la musique est de Mikis Theodorakis a été composé pour les besoins du film, mais est devenu, contre toute attente, l’emblème de la Grèce aux superbes paysages, et de son peuple attachant, accueillant, chaleureux. La vidéo musicale que je vous propose nous sort du drame narré dans le roman, du film qui en fut l’adaptation, des malheurs multiples qui ont endeuillé la Grèce, pour nous offrir la saveur d’un plongeon rafraîchissant dans la Méditerranée et sa beauté unique, magique, juste histoire de prolonger en musique et en bleu azur encore un peu les vacances, encore un peu ces beaux instants d’évasion…On n’oubliera pas de noter les similitudes avec les paysages de la Belle Algérie avec sa Casbah, ses bouquets de lauriers de toutes couleurs, ses bougainvilliers qui tranchent joliment sur la blancheur des murs, l’immensité bleue de la mer qui se confond avec son ciel, et bien évidemment la chaleur de son peuple qui n’a rien à envier à celui de la Grèce ou d’ailleurs en Méditerranée…
-
Mathieu Côte/Qu'est ce qu'ils sont cons
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 0 commentaire
Mathieu Côte "Qu'est ce qu'ils sont cons"
En prolongement au thème abordé par Eva Joly dans son livre « La force qui nous manque » (voir extraits de son livre dans le post précédent), Mathieu Côte, auteur, compositeur, interprète, trop tôt fauché par la mort « chante » le monde dans lequel nous vivons (de plus en plus rare de nos jours). Pendant ce temps… les entreprises du CAC 40 continuent de faucher jusqu’à l’indécence, l’écœurement, la nausée, la saturation espoirs, vies et avenirs de millions, de milliards d’humains, et de détruire environnement et biodiversité…
Quelques extraits de ce qu’un internaute a écrit sur Mathieu Côte alors qu’il était encore bien vivant :
« Avec son nom rigolo qui pousse au mauvais calembour, genre « il a la côte, Matthieu », son prénom de trentenaire à la mode gentiment décoiffé, ses petites lunettes d’intello et son apparence globalement de bon élève - sans aller jusqu’au cliché du premier de la classe, en voilà un qui d’emblée brouille les pistes, avance masqué sous ses airs de pas y toucher et vous assène un direct au foie dès le premier couplet. En enchaînant avec une série de jolis crochets gauche droite en pleine poire, cet M là, qui n’est officiellement pas un « fils de », confirme sans complexe un punch de poids lourd de la chanson. Et on voit tout de suite que ça l’amuse, par-dessus le marché, non mais pour qui se prend t-il, je vous le demande.
En tous cas, le ton est donné une bonne fois pour toutes, ce qui peut toujours faire gagner du temps. En effet, la dérision et la causticité du propos ne faiblissent pas un instant au fil des titres. Bien sûr on voit tout de suite planer pas loin les fantômes de ceux qui se sont penchés sur le berceau : ce fils par contre caché de Brel est aussi un neveu des tontons flingueurs - avec ou sans silencieux - et un petit cousin splendide du Père Noël, celui là même qu’est une ordure. Et le Tonton Georges a bien dû jouer les nounous quelques temps...
Assez loin des chanteurs qui excitent des armées de lolitas sucrées et pré pubères, hystériques à la vue de leur star préférée, ces idoles du disque aux chansons roses racontant des « tranches de vie » témoignant d’un vécu qui se limiterait à la lecture des magazines people et des catalogues de mobilier suédois, Matthieu Côte, lui, semble à l’aise, comme un « poison » dans l’eau souvent tiédasse de la new nouvelle nouvelle chanson. Avec une vraie insolence, un charme fou, un professionnalisme évident, une énergie chaleureuse. Avec ce mélange plutôt savoureux d’expressions presque surannées et d’images résolument contemporaines [...] Toutes les nuances et la richesse de la langue, celle des Ferré et des Leprest, celle qui nous rappelle que la vraie poésie [...], sans pour autant jouer les gros bras, mais en taillant de beaux costards sur mesure à certains justement gros bras, genre macho de base et autres adeptes de l’ordre, de l’uniforme et du galon.
Son tour de chant est une performance, par la qualité de l’écriture et du regard porté sur le monde, par la précision d’exécution et la maîtrise vocale. Une performance physique également, car le garçon interprète ses textes à fond et on comprend qu’il finisse en sueur. Tout ça sans la moindre tentative de basse séduction. Ce type est un roc. Un sérieux contrepoids et contre-pied donc, à la molle tendance genre « je fais des chansons parce que heu, je sais pas mais c’est festif tu vois ».
Les matheux, les statisticiens, les shamans et les astrologues sont, pour une fois, tous d’accord : les probabilités de voir arriver Côte à des sommets dans peu de temps sont très très élevées. Même dans un pays où les anciens beaufs et les nouveaux cons ont réalisé l’union sacrée pour nous pourrir la vie. Ainsi, on ne peut souhaiter à cet électron fou que de rester libre encore longtemps et de garder cette aisance de ton et de geste qui fouette le sang et rafraîchit comme une bonne « gazouza » (adaptation) glacée un de ces jours de canicule hélas si péniblement fatale à nos Anciens. -
Baaba Maal / Baayo
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 0 commentaire
______________________________________
Baaba Maal auteur, compositeur, interprète Sénégalais est cette autre voix d’Afrique tissée de sensibilité, de ferveur, profonde, et d’une telle intensité telle que l’on n’en sort pas indemne, de l’émotion pure même si l’on n’est pas très perméable à ce genre de musique et cette voix d’or. Ceci est particulièrement vrai pour ce morceau que je vous propose d’écouter et dans lequel Baaba Maal pleure sa mère dont il a appris la disparition par téléphone, ce redouté et redoutable coup de téléphone qui bouleverse en profondeur toute une vie, alors qu’il étudiait le droit et les arts en France. Baaba Maal se sert de sa musique, ses textes pour le développement de l’Afrique, “Language is a weapon. I’m not using it to destroy but to build bridges and bring people together.”
Une pensée forte à mes deux amis qui ont reçu la terrible nouvelle de la disparition de leur mère par téléphone récemment, une pensée triste aussi à ceux et celles dont Mme Aklouchi, M.Labdi, qui ont perdu l’un ou l’autre de ces deux piliers de notre existence le père ou la mère, nos parents, nous laissant comme le dit Baaba Maal orphelins. -
Les vieilles/ El 3djayez
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 2 commentaires
Des relations femme/mère/belle-mère et homme/mari/fils
… Ou la difficulté de construire un couple dans les sociétés maghrébines tant la force d’un modèle ancestral d’organisation familiale/sociétal est prégnant, pesant. Un modèle dans lequel les femmes sont enfermées dans ces rôles avant tout de mères et par conséquent indisponibles pour d’autres tâches ou pour leurs maris, et les hommes dans leur rapport avec elles sont enfermés pareillement dans un rôle de fils avant tout, certes disponibles pour l’espace public pour des activités économiques, politiques qu’ils se réservent mais indisponibles pour une femme compagne. L’homme comme la femme se retrouvent tous deux enfermés dans des rôles contraints dont ils ont le plus grand mal à sortir quand ils tentent de construire une relation de couple basée sur la confiance, la compréhension, le soutien... Et c’est tout un système de rapports dominant (homme)/dominé (femme) qui se met en place. Un système très efficace grâce au travail de socialisation où la fille apprend les limites dès son plus jeune âge, là où le garçon apprend à s’affirmer et à affirmer sa domination dès son plus jeune âge également. L’incorporation profonde de ces pratiques, de ces rapports dominant/dominé se perçoit par la suite comme naturelle, et allant de soi.
La femme perpétue elle-même son propre assujettissement en se faisant le relais et le gardien du maintien de ce modèle une fois le statut de mère de garçon ayant une bru atteint. La mère exerce ainsi son autorité, sa domination sur la femme, sa bru en toute « légitimité » et cela aussi longtemps que cette dernière n’a pas atteint ce statut tant convoité de mère de garçons dans un système patrilignagère (type de filiation où l’ascendance paternelle prime) et patriarcal où l’homme est d’abord le fils de sa mère avant d’être le mari de sa femme. La domination de la femme-mère devient aussi psychologiquement celle de la femme-mère sur l’homme-fils.
L’entrée des femmes dans la vie sociale, économique, politique bouleverse considérablement le schéma de la structure familiale traditionnelle, et provoque résistance et opposition forte. Un problème bien complexe sur lequel il faudra se pencher sans faux-fuyants. Mais, si un problème aussi complexe n'est posé qu’en termes de statut de la femme, ce serait l’amputer d’une dimension capitale, essentielle, celle du statut de l’homme qui est indissociable de celui de la femme. Il n’y a pas un problème exclusivement féminin, mais un problème de rapport entre les sexes. C’est sur la nature de ce rapport qu’il faudra s’interroger. -
Anoushka Shankar / Raga Flamenco
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 16 commentaires
Anoushka Shankar Raga Flamenco
Anoushka Shankar est bien la fille de son père Ravi Shankar, le légendaire virtuose du Sitar, instrument aux sonorités typiques de musique classique indienne! Ravi Shakar père de notoriété internationale essaiera d’ouvrir sa musique traditionnelle classique à d’autres influences. Haro et contestation par les puristes mais aussi par le public. Anoushka Shankar élève de son père dès son plus jeune âge, arrivera sur scène et se produira avec son père dès l’âge de 13 ans. Elle l’accompagnera par la suite à travers le monde, et ils feront beaucoup de concert ensemble. Par la suite et prenant son propre envol, Anoushka s’imposera non comme la fille de, mais comme virtuose du sitar à part entière à son tour ! Elle deviendra elle-même à l’instar de son père, une extension de son instrument ! Grâce, beauté, profondeur, sensibilité, émotions et sentiments forts empliront à chaque fois l’espace ! Qui d’Anoushka ou du sitar s’expriment ? On ne sait plus qui nourrit l'autre, qui inspire l’autre, ils ne font plus qu’un !
Un lien pour les plus intéressés où Anouska et son père entament un dialogue par voix et sitar interposés. Magnifique !
La musique d’Anoushka s’enracine profondément dans la musique traditionnelle classique indienne transmise par son père et par laquelle elle a débuté comme dit ci-dessus. Anoushka nomade dans l’âme, ouvrira cette musique sacrée à d’autres influences. Elle ne la dénaturera pas, mais l’enrichira au contraire d’autres sonorités pour mieux la préserver à l’ère du bruit électronique, et de la « musique » prémâchée et prête à consommer qui engloutit l’authentique, l’essence. Elle la fera dialoguer merveilleusement bien et en toute harmonie avec d’autres musiques enracinées profondément elles aussi dans l’Histoire, les Histoires humaines, à l’instar du Flamenco dont elle ressent les vibrations fortement en elle.
Dans son album, « Traveller », Anoushka Shankar explore justement les rythmes fougueux et passionnés du Flamenco, s’y fond à partir d’une perspective musicale différente celle du sitar dont elle pousse loin, bien loin les possibilités et les sonorités si riches, et ce avec grâce, talent et génie. Le dialogue, l’échange entre les deux musiques est fluide, harmonieux chacune pourtant gardant son cachet authentique propre. -
Féminisme et différence: les dangers.../Partie I
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 3 commentaires
Partie I
Cette étude, ce regard, ce point de vue tranchent avec ce que l'on a l'habitude d'entendre, de lire sur le féminisme, et se propose de battre en brèche, de déconstruire tous les discours, écrits ayant pour thématique le féminisme dans les pays musulmans, dans les pays arabes, plus spécifiquement en Algérie, faussés et enfermants qu'ils sont par des paradigmes et des concepts complètement aliénés par une vision ethnocentrique aux antipodes avec la réalité des femmes Nord-Africaines et Moyen-orientales.... C'est aussi l'occasion de répondre aux questions de l'ami Mourad.
En fait, le mieux, c'est de lire cet article si vous en avez le courage. Comme il est très long, et que le temps et la disponibilité manquent, je le propose en trois parties. Bonne lecture...
Féminisme et différence : les dangers d’écrire en tant que femme sur les femmes en AlgérieMarnia Lazreg
Traduction de Christine Laugier
p. 73-105
Cet article est la traduction de : « Feminism and Difference : The Perils of Writings As a Woman on Women in Algeria », Feminist Studiest, 14 :1 (1988 : Spring), p. 81-107.
Le désir de démanteler l’ordre existant et de le reconstruire pour le faire correspondre à ses propres besoins est au cœur du projet féministe, en Orient comme en Occident. Ce désir est parfaitement exprimé par le cri d’Omar Khayyam :- Ah l’amour ! Puissions-nous conspirer avec le Destin
- Pour comprendre la marche de ce triste monde,
- Nous le réduirions en poussière – pour alors
- Le refaire, selon les désirs de notre cœur.
Cependant, les féministes, orientales et occidentales, ne sont pas unanimes sur la façon de comprendre cette « marche du triste monde » ni sur les outils qu’il convient d’utiliser pour le « réduire en poussière ». Elles ne sont pas non plus d’accord sur le fait de savoir si un processus de reconstruction est possible ou pas. En fait, les féministes académiques occidentales ont la possibilité de redécouvrir leur féminité, de tenter de la redéfinir et de produire leur propre connaissance d’elles-mêmes. Elles ne sont entravées dans cette entreprise que par ce que beaucoup perçoivent comme la domination des hommes. En fin de compte, les féministes occidentales opèrent sur leur propre terrain social et intellectuel et elles le font selon l’hypothèse implicite que leurs sociétés sont perfectibles. Dans ce sens, la pratique critique des féministes apparaît comme normale et elle semble faire partie d’un projet raisonnable (même s’il est difficile à mener), destiné à obtenir une plus grande égalité entre les sexes.
En revanche, le projet féministe algérien et moyen-oriental se déroule au sein d’un cadre de référence qui lui est imposé de l’extérieur et se déroule selon des normes qui lui sont également imposées de l’extérieur. Dans ces conditions, la conscience de sa propre féminité correspond à la prise de conscience que, d’une façon ou d’une autre, des étrangers, des femmes aussi bien que des hommes, se sont appropriés en tant qu’experts du Moyen-Orient. Ainsi le projet féministe est-il perverti et n’apporte que très rarement la possibilité d’une libération personnelle contrairement à ce qui se passe dans notre pays ou en Europe. Les formes d’expression utilisées par les féministes algériennes se retrouvent, en fait, coincées entre trois discours qui se superposent : le discours masculin sur la différence de genre, le discours des sciences sociales sur les peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et les discours universitaires (féministes ou proto féministes) qui sont tenus sur les femmes issues de ces sociétés.
Cet article est le fruit d’une réflexion préliminaire sur la nature et la spécificité de la théorie féministe américaine et sur la quête continuelle d’une épistémologie féministe. Mes incursions dans les écrits du féminisme américain, au moment où le féminisme semble subir une crise, m’ont fait comprendre que le féminisme académique doit absolument se détacher de l’héritage philosophique et théorique qu’il a si fortement contesté. Le savoir n’est pas seulement produit au sein d’un contexte socio économique et politique mais il l’est aussi au sein d’une tradition intellectuelle faite d’hypothèses explicites et implicites. Bien qu’il remette en cause les théories traditionnelles, le féminisme académique a souvent négligé d’interroger ses propres prémisses. S’il le faisait plus régulièrement, il deviendrait évident que les catégories « traditionnelles » des sciences sociales n’ont toujours pas été modifiées mais qu’elles ont plutôt changé de sexe.
Lorsque j’ai détourné mon attention de ce qui était au centre du débat sur la théorie féministe et sur l’épistémologie et que je l’ai reportée vers sa périphérie nord-africaine et moyen orientale, j’ai remarqué trois phénomènes intéressants. En premier lieu, l’intérêt des féministes américaines pour les femmes de ces régions du monde a provoqué un afflux d’écrits, qui se sont distingués par leur relatif manque d’apport théorique. À quelques exceptions près, les femmes qui écrivent sur les femmes nord-africaines et moyen-orientales ne se disent pas féministes. Pourtant c’est le besoin d’informations du féminisme académique sur leur sujet d’étude qui légitime leur travail. Ensuite, les féministes « orientales » écrivant pour des publics occidentaux au sujet des femmes de leurs pays natals sont tellement allées dans le sens de la théorie générale implicite que cela a permis l’expansion et l’installation du savoir féministe américain mais très rarement sa remise en question. Les femmes américaines issues des minorités ont, en revanche, à maintes reprises, contesté les projets féministes académiques de diverses façons. Elles ont ainsi mis en lumière des problèmes que le savoir féministe doit traiter et résoudre avant de pouvoir se présenter comme une alternative au savoir « traditionnel ». Enfin, bien que les féministes américaines (comme leurs collègues européennes) aient cherché à définir et à se tailler un espace sur lequel ancrer leur critique, les féministes « orientales » ont simplement ajusté leur recherche afin de remplir les blancs que le libéralisme féministe américain leur a laissés dans la répartition géographique. Ces observations sur le savoir féministe, occidental et oriental, m’ont amenée à chercher les liens reliant le savoir féministe occidental au sens large au savoir établi et ce par le biais de l’étude du cas concret de l’Algérie. J’ai découvert qu’il existe une continuité entre les modalités figées et traditionnelles qui sont celles des sciences sociales dans leur appréhension des sociétés nord africaines et moyen orientales telles qu’elles existent dans l’épistémologie coloniale française et l’approche qui est celle des femmes universitaires issues de ces sociétés. Cette continuité s’exprime, par exemple, dans la prédominance du « paradigme religieux » qui accorde à cette dernière un pouvoir d’explication privilégié. La plupart des pratiques académiques féministes se placent dans la lignée de ce paradigme reproduisant, par conséquent, ses présupposés et renforçant par là même sa position dominante. Ce processus se vérifie même lorsque les féministes affirment être conscientes des faiblesses de ce paradigme
J’ai également découvert une continuité temporelle et conceptuelle entre les discours des femmes (souvent proto féministes) et les discours féministes. Ce qui a été écrit par des femmes au sujet des femmes algériennes dans la première partie de ce siècle est reproduit d’une façon ou d’une autre dans les écrits des femmes françaises contemporaines et dans ceux des féministes américaines sur ce même sujet. Plus important encore, les thèmes qui ont été définis comme étant importants par le discours colonial et néocolonial français pour comprendre les femmes algériennes sont ceux que l’on rencontre aujourd’hui dans les écrits des femmes orientales.
Dans les pages qui suivent je vais décrire certaines de ces continuités et j’indiquerai de quelle façon le poststructuralisme les affecte. J’étudierai également le problème de la nécessité d’une nouvelle évaluation du projet féministe au sein d’un cadre éthico humaniste.
Les paradigmes des sciences sociales et les paradigmes féministesL’étude des sociétés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord a été confrontée à de nombreux problèmes conceptuels et méthodologiques ce qui a incité le sociologue anglais Bryan S. Turner à dire « qu’elle est à la traîne loin derrière les études d’autres régions, à la fois en termes de théorie et de contenu ». En effet, cette étude est « sous-développée ». Les travaux de recherche sur les sociétés nord-africaines et moyen-orientales se focalisent sur l’islam en tant que sujet de recherche privilégié qu’il soit abordé en tant que religion ou en tant que culture. De nombreuses hypothèses, qui posent en réalité problème, sous-tendent l’étude de ces sociétés. Tout d’abord, l’islam est considéré comme un système de croyance indépendant et défectueux, imperméable au changement. En sociologie, cette hypothèse trouve sa justification théorique dans le travail de Max Weber. Ensuite, on part du principe que la civilisation islamique a connu un déclin et qu’elle continue de décliner. La « thèse du déclin », parfaitement illustrée par le travail de H.A.R. Gibb and Harold Bowena incité David Waines à dire que « la naissance de l’islam constitue également la genèse de son déclin ». En général, on explique en termes de retour à l’islam les tentatives des peuples indigènes pour changer leurs institutions. Le travail de Clifford Geertz illustre parfaitement ce phénomène qu’il appelle le « scripturalisme ». Enfin, on suppose que « l’islam ne peut produire un savoir scientifique sur lui-même qui soit adéquat dans la mesure où les situations politiques des sociétés islamiques excluent tout travail de recherche autonome et critique. L’islam exige de la science occidentale qu’elle produise une connaissance pertinente de la culture du monde islamique et de son organisation sociale »
Cette science est parvenue à enfermer l’étude de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans une sorte de ghetto intellectuel dans lequel les développements théoriques et méthodologiques qui ont traditionnellement cours dans les sciences sociales sont, en quelque sorte, condamnés à être inapplicables. Par exemple, très récemment encore, on ne pouvait parler de classes sociales au Moyen-Orient mais seulement de hiérarchies sociales ou de mosaïques de peuples. On ne peut pas non plus parler de révolution mais seulement d’agitation politique et de coups d’État. On ne peut toujours pas parler de connaissance de soi mais seulement de « connaissance locale » ou « du point de vue des autochtones ».
Même lorsque des spécialistes bien intentionnés font l’effort d’adapter des développements théoriques ou méthodologiques provenant d’autres domaines, ils finissent toujours par renforcer les vieilles hypothèses qui posent problème. Par exemple, l’attention récente accordée à la « culture populaire » nourrit la vision d’un islam divisé entre l’orthodoxe et le mystique. De la même façon, l’introduction du concept de classe dans l’étude du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord a parfois fini par faire des théologiens et/ou des membres de sectes religieuses des rebelles prolétariens.
Un survol de la littérature écrite par des femmes, qu’il s’agisse de féministes ou simplement de femmes s’intéressant aux problèmes des femmes, montre que, dans l’ensemble, ces dernières reproduisent les hypothèses discutables qui sous-tendent l’étude du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Le travail académique des femmes sur les femmes de ces régions est dominé par le paradigme de la religion/tradition et il se caractérise par une variante de ce que feu C. Wright Mills appela « l’empirisme abstrait » Les sujets d’étude sélectionnés sont limités par la méthode qui est choisie pour les étudier. Une fois que les chercheurs ont, par exemple, choisi une méthode fonctionnaliste/culturaliste, ils ne sont plus en mesure de traiter d’autre chose que de la religion et de la tradition. Le résultat final est une conception réductive et anhistorique des femmes. Le fait d’insister sur le paradigme de la religion/tradition, combinaison d’hypothèses orientalistes et évolutionnistes, empêche de le critiquer en les obligeant soit à parler de ses paramètres dans le respect de la tradition ou à les subir. Le voile, l’enfermement, la pratique de l’excision sont considérés dans ce cas comme des exemples représentatifs de la tradition.
Historiquement, le voile a, bien sûr, acquis un intérêt à caractère obsessionnel pour beaucoup d’auteurs. En 1829, Charles Forster a par exemple écrit Mohammetanism Unveiled et en 1967, le révolutionnaire Franz Fanon écrivit au sujet des femmes algériennes sous le titre : Algeria Unveiled. Même la colère suscitée par cette imagerie injurieuse ne parvient pas à diminuer la fascination qu’elle exerce comme le prouve le titre du livre écrit par une féministe marocaine : Beyond the Veil. La persistance du voile en tant que symbole essentiellement représentatif des femmes illustre bien la difficulté rencontrée par les chercheurs lorsqu’ils ont à faire à une réalité qui ne leur est pas familière. Elle révèle également une attitude de méfiance. Le voile permet de cacher ; il éveille les soupçons. Par ailleurs, le fait de se voiler est proche du port d’un masque ce qui induit que le fait d’étudier les femmes issues de ces sociétés où le voile existe constitue une forme de théâtre ! Certaines féministes de ces régions du monde (l’Orient) ont poussé l’imagerie théâtrale encore plus loin en faisant du voile une partie intégrante de la personne de la femme.
La tendance évolutionniste qui imprègne une bonne partie des réflexions sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord s’exprime à travers un préjugé radical contre l’islam en tant que religion. Bien que les féministes américaines aient tenté de concilier christianisme et féminisme ainsi que judaïsme et féminisme, l’islam est immanquablement présenté comme antiféministe. Ce qui opère ici n’est pas une simple tendance rationaliste contre la religion en tant qu’obstacle au progrès et à la liberté de pensée. Ce qui se manifeste ici c’est l’acceptation de l’idée qu’une hiérarchie des religions existe, certaines étant plus susceptibles de changer que d’autres. De même que la tradition, la religion doit être abandonnée pour que les femmes du Moyen-Orient ressemblent aux femmes occidentales. Dans cette logique, aucun changement n’est possible sans référence à une norme venue de l’extérieur, norme que l’on juge parfaite.
Bien que dans les sociétés occidentales, la religion soit considérée comme une institution parmi d’autres, elle est perçue comme le fondement des sociétés dans celles où on pratique l’islam. On a pris l’habitude de voir l’auteur utiliser la religion comme la cause de l’inégalité de genre tout comme on en avait fait la source du sous-développement dans la théorie de modernisation. De façon étrange, le discours féministe sur les femmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord reflète l’interprétation propre aux théologiens au sujet des femmes dans l’islam. Les féministes universitaires ont aggravé cette situation en y ajoutant leurs propres définitions équivoques. Elles ont réduit l’islam à une ou deux sourates ou injonctions telles que celles ayant trait à la hiérarchie des genres et au châtiment des femmes adultères (qui s’applique également aux hommes).
Ce paradigme finit par priver les femmes d’une existence propre, d’un être. C’est parce qu’on subsume les femmes sous la religion présentée comme fondamentaliste qu’on les considère comme évoluant dans un temps ahistorique. Elles n’ont littéralement pas d’histoire. Toute analyse du changement est donc impossible. Lorsque les féministes « font » l’histoire, on a le sentiment qu’elles participent à une contre- histoire dans laquelle le progrès se mesure en termes de compte à rebours vers l’époque où tout a commencé et où tout a commencé à être élucidé. C’est-à-dire l’époque du Coran pour l’auteur féminin tout comme il s’agit du temps du Coran et des traditions pour l’auteur masculin. Cette focalisation tenace sur la religion qui est présente dans les travaux sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord fait penser à la place du feu détenteur d’une fonction équivalente dans la mythologie et dans la première pensée scientifique. Une obsession/ fascination similaire pour le mystérieux pouvoir du feu a dominé l’esprit « primitif » tout comme l’esprit « scientifique » jusqu’à la fin du dix-huitième siècle.
La question qu’il nous faut à présent poser est la suivante : pourquoi le féminisme académique n’a-t’il pas dénoncé les faiblesses du discours dominant sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ? Des articles, des préfaces et même des anthologies ont dénoncé ce qu’Elisabeth Fernea et B.Q. Bezirgan ont baptisé les « écrits astigmatiques » sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Certains travaux ont tenté de prendre leur distance par rapport au paradigme dominant – bien qu’ils n’aient pas réussi à le déplacer. Il est également important de rappeler que les paradigmes en concurrence sont « incommensurables » dans la mesure où les critères permettant de juger leurs mérites respectifs ne sont pas déterminés par des règles de valeur neutre mais sont l’œuvre de la communauté de spécialistes dont « l’expertise » a produit de l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient en tant que domaine de connaissance. Pourtant, aucun effort soutenu n’a été fait pour contester les présupposés épistémologiques et théoriques de la plupart des travaux sur les femmes.
La différence, en général, qu’elle soit culturelle, ethnique ou raciale a constitué un véritable obstacle pour les sciences sociales occidentales et ce, dès leurs débuts. L’ethnologie et l’anthropologie européennes du dix-neuvième siècle ont précisément été créées pour étudier les peuples différents et leurs institutions. Cependant, sans tenir compte des inadéquations et des approximations conceptuelles, théoriques et méthodologiques présentes dans les travaux de beaucoup d’anthropologues et d’ethnologues classiques, l’intérêt qu’ils manifestaient pour la « différence » ne constituait en fait qu’un outil leur permettant de mieux comprendre leurs propres institutions. Ce fut le cas du travail d’Émile Durkheim sur la religion, de celui de Marcel Mauss sur l’échange et de celui de Bronislaw Malinowski sur le complexe d’Œdipe pour n’en citer que quelques-uns. Bien que mon intention ne soit pas d’absoudre l’anthropologie occidentale de son eurocentrisme, il faut reconnaître qu’elle montra, dès son origine, une certaine capacité à identifier le dénominateur commun qui existe entre les peuples de cultures différentes, un lien humain. Les notions d’« universalisme culturel » ou de « pensée humaine », quoique problématiques, sont l’expression de ce lien commun existant entre les différents peuples.
Le féminisme académique contemporain semble avoir oublié cette partie de son héritage intellectuel. Bien sûr, le fait d’opposer les recherches féministes aux sciences sociales peut sembler sans intérêt. Les scientifiques femmes en sciences sociales ne font-elles pas partie de la même communauté et du même milieu intellectuel que leurs collègues hommes ? C’est évidemment le cas. Mais les féministes académiques ont généralement dénoncé les sciences sociales conventionnelles en raison de leurs perspectives concernant les femmes tant du point de vue théorique qu’empirique. Elles ont, en particulier, montré que ces sciences ont réduit la vie des femmes à une seule dimension (la reproduction et le travail domestique) et qu’elles ont échoué dans la conceptualisation de leur statut dans la société, en tant que statut évoluant historiquement. Le féminisme académique a donc apporté un bol d’air frais dans le discours des sciences sociales sur les femmes et a tenu la promesse d’une pratique plus impartiale et plus neutre. Il est donc surprenant de constater que les femmes algériennes sont traitées d’une façon dont les féministes académiques ne souhaitent pas être traitées.
En Algérie, on subsume les femmes sous l’expression, qui est loin d’être neutre, de « femmes islamiques », de « femmes arabes » ou de « femmes du Moyen-Orient ». Parce que le langage produit la réalité qu’il nomme, les « femmes islamiques » doivent être rendues conformes à la configuration des significations que l’on associe au concept d’islam. Les termes qui les désignent expriment ce qui devrait être considéré comme un problème. Le fait de savoir si les « femmes islamiques » sont vraiment dévotes ou si les sociétés dans lesquelles elles vivent sont des théocraties, sont des questions sur lesquelles, de fait, par cette façon de les désigner, on ne s’attarde pas.
Le parti-pris de ce discours sur la différence devient grotesque si nous renversons ses termes et si nous suggérons, par exemple, que les femmes de l’Europe contemporaine et de l’Amérique du Nord devraient être étudiées en tant que femmes chrétiennes ! De la même façon, l’étiquette « femmes du Moyen-Orient » lorsqu’on l’oppose à l’étiquette « femmes européennes », révèle son caractère trop généralisant. Le Moyen-Orient est une région géographique couvrant pas moins de vingt pays (si on le limite à l’Orient « arabe »). Ces pays montrent quelques similitudes mais aussi beaucoup de différences. Les féministes qui étudiaient les femmes à l’époque de l’Angleterre victorienne ou de la Révolution française ne se permettent pas, en tout cas peu le font, de subsumer les femmes françaises ou anglaises ou de type européen en tant que catégories de pensée sous l’étiquette très générale de « femmes européennes ». Pourtant, un livre sur les femmes égyptiennes a été intitulé « Femmes du monde arabe ». Michel Foucault avait peut-être raison lorsqu’il affirmait que « le savoir n’est pas fait pour comprendre ; il est fait pour trancher ».
Il existe une grande continuité dans la façon dont les féministes américaines traitent de la différence au sein du genre tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la société américaine. Dans chaque cas, un attribut, soit physique (race ou couleur) soit culturel (religion ou ethnie) est utilisé dans un sens ontologique. Il faut, cependant, ajouter un élément aux modes de représentation des femmes issues d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient utilisés par les féministes. Ces modes de représentation sont le reflet des dynamiques des politiques mondiales. Les attitudes politiques des États du « centre » se retrouvent dans les attitudes des féministes envers les femmes des États de la « périphérie ». Elly Bulkin remarque avec raison que « les vies des femmes et l’oppression des femmes ne peuvent être considérées en dehors des limites des conflits régionaux ». Elle insiste sur le fait que les femmes arabes sont représentées comme étant tellement différentes qu’on les considère incapables de comprendre ou de développer une quelconque forme de féminisme. Lorsque les femmes arabes parlent en leur nom, on les accuse d’être les « marionnettes des hommes arabes ». Ceci implique qu’une femme arabe ne peut être féministe (quel que soit le sens de ce terme) avant de se dissocier des hommes arabes et de la culture qui soutient ces derniers ! En fin de compte, les politiques mondiales viennent se joindre aux préjugés fermant ainsi le cercle gynocentrique occidental qui s’est construit sur la base d’une mauvaise appréhension de la différence.
La quête du sensationnel et du primitif de la part de nombreuses féministes illustre parfaitement l’orientation politique de ces représentations. Cette quête de ce qui n’est pas recommandable, quête qui renforce la notion de différence dans le sens d’une altérité objectivée, s’effectue souvent avec l’aide des femmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord elles-mêmes. Le féminisme a fourni à ces femmes un espace d’expression et une occasion de se décharger de leur colère envers leurs sociétés. L’exercice de la liberté d’expression fait souvent tourner la tête des gens et finit par se transformer en confession personnelle en guise de critique sociale. Les femmes de ces régions, prises individuellement, apparaissent dans le cadre du féminisme comme représentatives des millions de femmes de leurs sociétés. Jusqu’à quel point font-elles violence aux femmes au sujet desquelles elles réclament le droit d’écrire et de parler ? Voilà une question que l’on se pose bien rarement.
Dans son analyse du problème posé par le fait d’écrire sur les femmes du tiers-monde, Gayatri C. Spivak fait remarquer que les femmes du premier-monde et les femmes formées en Occident sont complices de la « dégradation » continue de l’image des femmes du tiers-monde dont elles interprètent la « micrologie » sans y avoir accès. Même bien compris, ce point de vue occulte le fait que la complicité est en général un acte conscient qui mobilise le statut social, l’identification psychologique et les intérêts matériels. Bien entendu, le fait d’inclure dans le « nous » pluriel toutes les femmes « formées en Occident » ainsi que toutes les femmes du « premier monde », constitue une simplification grossière de ce qu’est réellement, sur le terrain du féminisme, la rencontre entre les femmes occidentales et celles qui ne le sont pas. Malheureusement, la pratique féministe académique tout comme celle de ses prédécesseurs intellectuels n’est pas parfaite. Je refuse, pour ma part, d’être identifiée, même métaphoriquement, à Senanayak, l’anti-héros indien qui met son expertise au service de la répression de la révolution incarnée par Dopti, femme révolutionnaire. Il ne suffit pas d’affirmer l’existence d’une complicité. En effet, l’acte lui-même de traduction de cette nouvelle indienne pour un public américain n’a pas permis de combler le fossé de la différence culturelle. Cela va dans le sens de ce que Gaston Bachelard a appelé « le musée des horreurs ». Cette nouvelle fait la liste des actes crapuleux commis par les hommes indiens et dresse un tableau de la persécution des femmes indiennes. Le fait d’associer les lectrices occidentales et non occidentales au processus de victimisation est une façon originale de réduire le clivage existant mais pas de le gommer. C’est précisément là que réside le dilemme des femmes du tiers-monde écrivant sur les femmes du tiers-monde. -
Décalages
- Par Meskellil
- Le 04/07/2025
- Dans Le coin de Meskellil
- 2 commentaires
Réveil matinal. Nuit relativement calme. Sensation diffuse mais persistante de décalage qui tourne en boucle, me colle à la peau. Depuis quand déjà ?
J’ai un truc urgent à faire dès ce matin… Je déjeunerai après…
Les clés de la voiture, les papiers, le GPS, précieux compagnon quoi que pas toujours utile. Je prends l’ascenseur qui se meut lourdement, blasé par ces va-et-vient permanents. J’aurais pu prendre les escaliers tout de même! …
Tout est vert dehors. Les arbres n’ont pas encore atteint leur pleine maturité, ils prennent leur temps pour s’épanouir... Pâquerettes, boutons d’or…, plus de violettes, dommage, c’est fini. Boutons d’or ? Tiens ! C’est nouveau ! Une toile immense verte parsemée de tâches blanches et jaunes. Un vrai ravissement ! Une brise intérieure tiède, légère, douce, traverse mon être. Il pleut… Le soleil chaud, bienfaisant me manque…, il aurait donné un éclat exceptionnel à ce magnifique tableau…
Quelques marches et me voilà devant l’entrée du parking souterrain collectif. L’esprit vaporeux, inconsistant, immatériel, flottant… j’ouvre la première porte qui donne sur une sorte de sas. Je change de clé, ouvre la seconde porte… Parfaitement grotesque, injustifiée cette frénésie à vouloir se barricader, barricader ses biens, s’y accrocher désespérément, comme à un fétu de paille dans une mer houleuse… se barricader contre qui, contre quoi ? Complètement absurde ! Déphasage total !
J’arrive au garage, une odeur familière de gasoil me prend à la gorge. Désagréable. Il aurait besoin d’être nettoyé à coups de Karcher ce parking ! Tiens ! Ça me rappelle quelqu’un ! « Descends là que je te casse la gueule » avait-il vociféré!
C’est le weekend, le parking est plein à craquer de voitures. Il faudra plusieurs manœuvres pour en sortir…
Je monte dans la voiture, me demande si le moteur est en phase, je tourne la clé. Il me répond joyeusement ! Bingo ! La radio réglée sur Nostalgie la dernière fois se met en marche aussi. Pierre Bachelet crie avec une impuissance poignante, infinie « et moi je suis tombé en esclavage… ».
L’esprit toujours dispersé, insaisissable, je prends la route familière. Tout est là, bien en place, bien en ordre, propre, rectiligne. L’ordre aseptisé aujourd’hui, le désordre grouillant et indiscipliné hier! Excessifs l’un comme l’autre! Décalage encore spatial, temporel…
Je finis de faire ce que j’avais à faire, et me dirige vers une grande surface, un véritable monstre. Ça vient d’ouvrir. Quelques victimes sont déjà là profitant de l’aubaine si rare d’un lieu de haute consommation presque désert, habituellement débordant, repu de gens et de victuailles, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’épuisement. Je réalise que j’en fais partie puisque je suis là… Je m’arrête…
J’ai envie de jus d’orange frais ! Je m’enfonce dans une débauche de lumières artificielles, froides, agressives… Mon soleil n’est plus. Il m’a lâchée à moins que ce soit moi qui l’ai lâché… Pulsion, phasage hier, déphasage aujourd’hui… Fin de cycle…Un nouveau commence plus complexe, incertain, inédit...
Je passe par le rayon des fleurs. Promotion – 40% sur les brins de muguet porte-bonheur. Je cède à la tentation comme à la tradition d’offrir des brins de muguet. Je me fais plaisir et m’en offre deux. Ils sentent divinement bons. A nouveau je me sens en phase, et ressens cette tiédeur agréable palpitante se répandre en moi. Mon esprit me rejoint. Je suis bien. L’instant de cette fragrance printanière pleine, tonique, pétillante. L’éphémère se prolonge, mais sans l’enchantement de la première fois. Je passe en caisse puis quitte rapidement ce lieu.
J’ai envie de croissants chauds. Je vais à la boulangerie du coin. Là aussi promotion. Pour trois croissants achetés, le quatrième est offert. C’est la toute première fournée du matin. A peine tiède. Tant pis. Distraite, je le suis. La vendeuse me sourit poliment et me fait répéter ma commande. J’ai l’impression de hurler « Six croissants s’il vous plait ». La vendeuse qui est là depuis longtemps a perdu son entrain et sa joie de vivre légendaire avec le changement de propriétaire. Elle avait des échanges personnalisés avec tous les clients, et avait pour chacune et chacun une attention particulière, un mot gentil. Les échanges se sont réduits au strictement utile, vendre. Je lui tends l’argent. Elle me rappelle que c’est la machine qui encaisse et rend la monnaie. Je l’oublie toujours. Décadence et déshumanisation. Décalage perpétuel éprouvant. La vendeuse grimace un sourire. Une ombre assombrit son regard, et me contamine.
Je repars vers le parking. Tant d’espace ! Non, les gens n’étaient pas allés à la manif du 1er mai, les revendications, ce sont les autres qui les font. De toute façon, ça ne sert à rien ! Résignés, fatalistes. Tiens, j’ai déjà vécu ça, seulement hier ! Les jours et les propos se ressemblent dans un monde où tout s’achète et tout se vend, y compris son âme ! Les gens se nourrissent, se gavent à leur télé ou à leur ordi, du Fast Food en continu. Question d’optique…
L’esprit imprégné d’un certain désordre -qu’est-ce qu’on prend vite le pli, el welf kif sahel!- je grille allègrement stops et sens interdits. Ce n’est qu’un immense parking clairsemé de voitures après tout ! Je reprends la route du retour, l’esprit toujours en vogue, « Opération déstockage de matelas Haut de Gamme le 1er, le 2, et le 3 mai » lis-je sur une pancarte opportuniste. Le message s’insinue sournoisement dans mon esprit. Et si je changeais de matelas ? Mais de quoi, le matelas ? Il est très bien mon matelas ! « Souviens-toi, c’était un jeudi… », Joe Dassin chantant sur Radio Nostalgie. En phase, je fredonne le refrain à l’unisson avec lui, entre dans son histoire, l’esprit à nouveau vagabond…
J’arrive presque lorsque je vois, bonheur absolu, des lilas en fleurs. Ils sont là, libres, accessibles, offerts aux sens. Aucune clôture ne les enferme. Ils sont à tous. Pour l’instant! Harmonie parfaite. Je m’arrête, m’en approche, le cœur et l’esprit aériens. Je fourre mon nez dans les grappes et commence à les humer longuement, profondément. Un parfum si subtil, si sensuel, si addictif... Grisant! Ephémère le lilas. Un mois tout au plus. Jaloux de l’authenticité de son parfum, au même titre que le muguet encore plus fugace. Tous deux refusent catégoriquement de se livrer aux parfumeurs, les contraignant aux compositions de synthèse. Belle résistance…
Enfin, j’arrive, les bras chargés de fleurs, de croissants et de jus d’orange frais. Je mets en route la cafetière, mets les lilas dans un grand vase, le muguet dans un autre plus petit, les croissants au four pour les chauffer. Le café fume et exhale son arôme irrésistible ! Je me mets à table et déguste le jus, le café, les croissants, les fleurs aussi. Un moment de plaisir, de bien-être simple mais intense. Je me sens bien, si bien, phasage total…Tout comme hier sur le banc d'un jardin sous ces grands et beaux arbres.
Phasage, déphasage ? Et si c’était simplement une question de regard, d’écoute, de réceptivité, de compréhension, d’ouverture, de confiance, de disponibilité, d’attention, de sincérité, de spontanéité....